ARTICLE – Consommation d’alcool en établissement sanitaire ou médico-social : quelle gestion du risque juridique ?

Catégorie : Droit hospitalier et coopération sanitaire
Date : 29/03/2018

Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n°573, février 2018
Brigitte de LARD-HUCHET, directrice du Centre de droit JuriSanté du CNEH

La consommation d’alcool sur le lieu de travail paraît anodine quand elle est associée à des moments de convivialité, tels que des pots de départ. Elle peut devenir un véritable casse-tête juridique, managérial, et organisationnel, lorsqu’elle sort de ce contexte anecdotique ou impacte la qualité ou la sécurité de l’exercice du professionnel à qui elle est reprochée. A fortiori, en établissement sanitaire ou médico-social, la nature même des activités de soins et d’accompagnement impose une vigilance particulière de l’employeur. Le point sur les différents éléments juridiques de la problématique.

  1. Gestion à chaud des situations de consommation d’alcool en établissement

Force est de constater que les dispositifs juridiques sont globalement peu aidants pour agir en cas de constat d’imprégnation alcoolique chez un agent de l’établissement, qu’il relève du personnel médical ou non médical.

Les textes relatifs à la répression de l’ivresse publique ne sont pas inutiles à connaître. En particulier, selon l’article L.3341-1 du code de la santé publique, « Une personne trouvée en état d’ivresse dans les lieux publics est, par mesure de police, conduite à ses frais dans le local de police ou de gendarmerie le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y être retenue jusqu’à ce qu’elle ait recouvré la raison ». La disposition est intéressante pour gérer la situation des visiteurs ou des tiers présents dans l’établissement en état d’imprégnation alcoolique. Pour autant, la pratique se heurte souvent, à la difficulté d’obtenir des forces de l’ordre qu’elles se déplacent en pareille situation, en particulier s’il s’agit d’un membre du personnel de l’établissement.

A l’égard des salariés, le code du travail[1] pose une interdiction claire aux employeurs : « Il est interdit de laisser entrer ou séjourner dans les lieux de travail des personnes en état d’ivresse » (art.R.4228-21).

Le premier enjeu est de sortir le professionnel d’une situation de travail s’il se trouve en état d’ivresse. Il s’agit en effet de mettre le plus rapidement possible un terme à une situation de danger, pour l’agent lui-même, pour ses collègues, ou pour les patients pris en charge. L’idéal serait d’obtenir sans délai un certificat d’inaptitude de la part du médecin du travail si celui-ci pouvait recevoir l’agent. C’est bien rarement le cas, même dans des établissements de santé de taille conséquente et disposant de leur propre service de santé au travail. En revanche, l’employeur peut toujours enjoindre à l’agent de consulter son médecin afin de déterminer une éventuelle inaptitude médicale et de placer l’agent en arrêt de travail[2].

Autre piste, dans les situations extrêmes, la possibilité de suspendre l’agent. S’agissant des personnels titulaires, on s’appuiera sur l’article 30 de la Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Des dispositions équivalentes encadrent la suspension pour les agents contractuels et les praticiens hospitaliers. Rappelons que la mesure de suspension n’implique pas nécessaire le prononcé d’une sanction disciplinaire, ni même le lancement d’une telle procédure. Elle permet en revanche d’agir face à un agent qui refuserait de quitter son poste sur injonction de l’autorité hiérarchique, alors qu’il est sous l’emprise de l’alcool.

2. Gestion à moyen terme des situations individuelles de consommation d’alcool en établissement

La question pourra se poser, sur le moyen terme, de la voie à prendre pour traiter sur un plan statutaire la situation d’alcoolisme. Que le constat d’imprégnation alcoolique chez un agent soit unique ou récurrent, la voie disciplinaire reste ouverte. Les tribunaux ont été amenés à confirmer la légalité d’une décision de révocation prise à l’encontre d’un agent qui « avait eu un comportement agressif à l’égard de ses collègues de travail et avait tenu des propos vulgaires, ne respectait pas les consignes de travail, n’exécutait pas son travail, avait laissé se dégrader le matériel dont il était responsable et faisait preuve d’une addiction à l’alcool se traduisant par l’introduction d’alcool sur son lieu de travail ainsi que par un état d’ébriété tant au cours de son service qu’à l’extérieur de l’établissement »[3].

La sanction peut d’ailleurs être justifiée alors même que l’agent n’était pas en état d’ébriété, mais pour lequel il était établi qu’il avait « introduit de l’alcool fort dans les locaux de l’hôpital et consommé sur son lieu et aux horaires de travail, à tout le moins, lors de  » fêtes  » organisées dans le service »[4].

La jurisprudence a même confirmé la sanction disciplinaire lorsque l’état d’ébriété, qui a conduit l’agent mis en cause à causer un accident de la route, n’a pas eu lieu dans l’exercice des fonctions[5].

Sur le terrain, beaucoup d’employeurs renoncent néanmoins à engager une procédure disciplinaire, préférant emprunter la voie de la procédure de reconnaissance de l’inaptitude physique, souvent longue et ne permettant pas toujours d’aboutir à une solution de reclassement, de réaffectation ou de reprise des fonctions dans des conditions et des délais satisfaisants.

3. Et sur le long terme, comment prévenir juridiquement les situations de consommation d’alcool en établissement sanitaire ou médico-social ?

Les établissements peuvent agir de manière préventive, de façon à :

– informer les agents sur leurs obligations en la matière, et les sensibiliser aux responsabilités dont ils sont tenus dans l’exercice de leurs fonctions,

– Disposer d’un cadre juridique pour pouvoir ensuite agir de façon plus sécurisée, et, le cas échéant, qualifier plus facilement la faute disciplinaire.

Sur ce point, il convient de s’appuyer sur les dispositions du code du travail relatives à la santé et la sécurité au travail. Selon l’article R.4228-20 du code du travail, « Aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n’est autorisée sur le lieu de travail. »

Cette disposition, qui pourrait s’apparenter à une tolérance, est ensuite assortie d’une possibilité de restriction laissée à l’appréciation de l’employeur : « Lorsque la consommation de boissons alcoolisées, dans les conditions fixées au premier alinéa, est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur, en application de l’article L. 4121-1 du code du travail[6], prévoit dans le règlement intérieur ou, à défaut, par note de service les mesures permettant de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et de prévenir tout risque d’accident. Ces mesures, qui peuvent notamment prendre la forme d’une limitation voire d’une interdiction de cette consommation, doivent être proportionnées au but recherché. »

Certes, le juge peut être amené à censurer une interdiction posée par un règlement intérieur qui présenterait un caractère général et absolu[7].

Pour autant, les établissements sanitaires et médico-sociaux peuvent s’interroger sur l’application à leurs activités de ces règles :

– le règlement intérieur de l’établissement prévoit-il des restrictions en matière de consommation d’alcool ?

– La nature même des activités de soins et de prise en charge de patients ou de résidents n’implique-t-elle pas nécessairement une interdiction, ou a minima une forte restriction à la consommation d’alcool dans les services les accueillant ?

– Existe-t-il d’autres activités susceptibles d’être concernées ? comme par exemple, celles des services techniques ou médico-techniques utilisant des machines-outils, ou des appareils dangereux ?

On pourrait aller plus loin. La jurisprudence semble aujourd’hui admettre le contrôle d’alcoolémie sur le lieu de travail, sous la responsabilité de l’employeur.

Dans une décision qui s’apparente à un arrêt de principe, la Cour de cassation a indiqué que « ne constitue pas une atteinte à une liberté fondamentale, le recours à un contrôle d’alcoolémie permettant de constater l’état d’ébriété d’un salarié au travail, dès lors qu’eu égard à la nature du travail confié à ce salarié, un tel état d’ébriété est de nature à exposer les personnes ou les biens à un danger, et que les modalités de ce contrôle, prévues au règlement intérieur, en permettent la contestation … »[8].

Le principe du recours au contrôle d’alcoolémie est ainsi admis au sein de l’entreprise. Attention toutefois, cette autorisation est assortie de deux conditions essentielles : être prévue au règlement intérieur, selon des modalités précises, et être limité aux professionnels pour lesquels l’état d’ébriété est de nature à exposer les personnes ou les biens à un danger.

Dans un contentieux en contestation d’un licenciement pour faute grave, l’employeur arguait du fait que « le règlement intérieur litigieux rappelle que « le cas échéant, il pourra être demandé au salarié occupé à l’exécution de certains travaux dangereux, notamment la conduite de véhicule et chariot motorisé, de se soumettre à un alcootest si son état présente un danger pour sa propre sécurité et celle de ses collègues, afin de faire cesser immédiatement cette situation. Le salarié pourra demander à être assisté d’un tiers et à bénéficier d’une contre-expertise » ;

La Cour de cassation, confirmant l’arrêt d’appel, a considéré que « l’employeur ne pouvait, selon le règlement intérieur, soumettre le salarié à un contrôle d’alcoolémie, dans le but de faire cesser immédiatement la situation, que si le salarié présentait un état d’ébriété apparent, ce qui n’était pas le cas, la cour d’appel, qui a ainsi justement dénié toute portée au dépistage effectué en violation de ce règlement, a légalement justifié sa décision » [9]

Il est ainsi recommandé une réflexion sur l’évolution du règlement intérieur de l’établissement afin qu’il prenne, le cas échéant, position sur ces questions. C’est un gage de transparence sur les « règles du jeu » opposables aux agents. C’est également un moyen de sécurisation juridique pour traiter les situations qui pourront ensuite se présenter. C’est à tout le moins une manière de sortir le sujet du carcans tabou dans lequel il est actuellement souvent enfermé.

[1] Les dispositions du code du travail relatives à la santé et la sécurité au travail, rappelons-le, sont notamment applicables aux établissements publics sanitaires et médico-sociaux (article L.4111-1 C.Travail).

[2] La jurisprudence a pu admettre le placement en congé d’office à titre conservatoire pour raisons de santé, lorsque celui-ci est décidé après avis médical, CE, 8 avril 2013, n°341697

[3] CAA LYON, 2 février 2016, n°14LY01490, hôpital local de NYONS

[4] CAA PARIS, 31 décembre 2013, n° ° 11PA03045, AP-HP

[5] CAA Marseille, 4 décembre 2012, n°10MA04662, Licenciement d’un agent contractuel communal, qui avait conduit à une vitesse excessive un véhicule sans assurance, sans permis de conduire, sous l’emprise de l’alcool, ayant entraîné un accident avec délit de fuite ; le juge avait alors considéré que ce fait de la part d’un agent public, qui porte atteinte à l’image du service public, était qualifiable de faute disciplinaire

[6] Art.L.4121-1 C.Travail : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l’article L. 4161-1 ;

2° Des actions d’information et de formation ;

3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes ».

[7] « En jugeant que les dispositions du règlement intérieur de l’établissement de Grenoble de la société Caterpillar France, qui prévoient que “ La consommation de boissons alcoolisées est interdite dans l’entreprise, y compris dans les cafeterias, au moment des repas et pendant toute autre manifestation organisée en dehors des repas. “ n’étaient pas fondées sur des éléments caractérisant l’existence d’une situation particulière de danger ou de risque, et excédaient, par suite, par leur caractère général et absolu, les sujétions que l’employeur peut légalement imposer, la cour n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis » – CE, 12 janvier 2012, n°349365

[8] C.Cass., Soc., 31 mars 2015, n° 13-25436

[9] C.Cass., Soc., 2 juillet 2015, n°13-13757