Billet d’humeur – Un praticien stagiaire associé un poil dérangeant : le Conseil d’Etat se positionne sur cette saga jurisprudentielle ! (CE, 12 février 2020 n°418299)

Catégorie : Statuts des personnels hospitaliers
Date : 10/06/2020

Par Anne-Sophie Ovide, juriste, apprentie du centre de droit JuriSanté du CNEH

Les faits : Un praticien étranger est accueilli en qualité de stagiaire associé dans un établissement public de santé. Prié à son arrivée par le directeur du centre hospitalier de tailler sa barbe, demande à laquelle le stagiaire ne donnera pas suite, la convention de stage est résiliée pour… insuffisance de la langue française.

La procédure : Après des rejets successifs des demandes d’annulation de cette décision, par le tribunal administratif, puis par la cour administrative d’appel, de Versailles, le praticien stagiaire associé s’est pourvu en cassation. La cour administrative d’appel établissait que la violation du principe de neutralité n’était pas tant liée au port de la barbe, mais découlait du refus du praticien de la tailler quand bien il la savait perçue comme une manifestation ostentatoire d’une appartenance religieuse[1].

Le Conseil d’Etat (re)pose le statut du praticien stagiaire associé accueilli en établissement public de santé aux visas des articles L. 6134-1 et R. 6134-2 du code de la santé publique ; et rappelle implicitement les précautions à prendre quant aux principes de neutralité et de laïcité dans le service public. Ainsi, il est rappelé que :

  • « les établissements publics de santé peuvent participer à des actions de coopération, y compris internationales » – article L. 6134-1[2]
  • et « bénéficient d’une formation complémentaire dans le cadre des conventions mentionnées à l’article L. 6134-1 : 1°/ Les médecins (…) titulaires d’un diplôme de docteur en médecine (…) permettant  l’exercice dans le pays d’obtention ou d’origine et n’effectuant pas une formation universitaire en France. Ils sont désignés en qualité de stagiaires associés (…) » – article R. 6134-2[3]

Mais pourquoi cet arrêt interpelle ? Deux points relatifs au considérant de principe sont à développer.

Premier point : Le praticien stagiaire associé doit-il se conformer aux obligations qui s’imposent aux agents du service public hospitalier ?  

Partie du considérant commentée : « Les praticiens étrangers qui sont (…) accueillis en tant que stagiaires associés dans un établissement public de santé doivent respecter les obligations qui s’imposent aux agents du service public hospitalier. »

Après avoir rappelé les dispositions applicables au stagiaire associé accueilli au sein d’un établissement public de santé, le Conseil d’Etat l’assimile à un agent du service public hospitalier, en l’assujettissant aux mêmes obligations que ces derniers.

Cet extrait de considérant pourrait étonner puisqu’aucune disposition législative ne le prévoit explicitement, mais n’a pourtant rien de novateur puisqu’il s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle bien établie. En effet, le Conseil d’Etat reprend un considérant de principe  consacré dans un de ses arrêts relatif aux élèves infirmiers d’IFSI en stage en établissement public de santé (CE, 28 juillet 2017, Mme, et autres, n°390740[4]). Depuis, il est d’autorité de chose jugée que pendant les périodes de stage dans un établissement de santé assurant une mission de service public, les élèves infirmiers se doivent de respecter les obligations qui s’imposent aux agents du service public hospitalier. Une première assimilation par le Conseil d’Etat, en matière d’obligations, des stagiaires aux agents du service public hospitalier! L’arrêt commenté opère une seconde assimilation.

Sujet très actuel, le Défenseur des droits a consacré une annexe entière à la question de la barbe de sa décision-cadre n°2019-205, du 2 octobre 2019 ; il y définit par ailleurs l’apparence physique comme « l’ensemble des caractéristiques et attributs visibles propres à une personne, qui relèvent tant de son intégrité physique et corporelle (…) que d’éléments liés à l’expression de sa personnalité (coiffure, barbe, piercings, tatouages, maquillage etc…)»[5].

Second point : Le port de la barbe peut-il constituer à lui seul une manifestation de convictions religieuses et par la même porter atteinte au devoir de neutralité (et de laïcité) du praticien stagiaire associé ?

Partie du considérant commentée : « A ce titre, s’ils bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur la religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils manifestent leurs croyances religieuses dans le cadre du service public »

Le raisonnement du Conseil d’Etat est minutieux et méthodique. Le Conseil reprend encore une fois un considérant de principe posé dans un avis contentieux, Mlle Marteau (3 mai 2000, n°217017)[6]. Initialement énoncé dans une affaire qui concernait une enseignante, agent de la fonction publique d’Etat, ce considérant avait notamment été étendu à la fonction publique hospitalière, puisqu’il a aussi été repris dans l’arrêt précédemment évoqué du Conseil d’Etat du 28 juillet 2017, Mme, et autres. Tout l’intérêt est ici de savoir si le port de la barbe du praticien stagiaire associé vaut nécessaire manifestation de croyances religieuses dans le cadre du service public.

Le secteur public constitue un secteur particulier puisqu’il met en tension le principe d’interdiction de discrimination fondée sur l’apparence physique et  le devoir de neutralité de l’agent. Toujours selon le Défenseur des droits, seules les restrictions liées aux soins et entretiens apportés à la barbe et aux exigences de sécurité sont admises. Or dans les faits aucun élément ne semblait aller dans ce sens…  si ce n’était, selon la cour administrative d’appel de Versailles « l’environnement multiculturel de l’établissement rendait l’application des principes de neutralité et de laïcité du service public d’autant plus importante »[7].

Le Conseil d’Etat, contrairement à la cour administrative d’appel, ne se base que sur les « agissements » du praticien : son refus de tailler sa barbe, tout en sachant qu’elle était perçue comme une manifestation de croyance religieuse. Cette abstention ne caractérise pas à elle seule manifestation ostentatoire.

Conclusion : Cette décision du Conseil d’Etat se veut d’une objectivité totale à ce sujet  et apporte en substance une définition jurisprudentielle négative de la manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service public. En tout état de cause, en l’absence de tout acte répréhensible de prosélytisme ou de plainte des usagers… le port de la barbe relève d’un élément d’apparence. Le Conseil d’Etat annule l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles.


[1]CAA de Versailles, 19 décembre 2017, n°15VE03582 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000036252625

[2] Article L.6134-1 du code de la santé publique 

[3] Article R. 6134-2 du code de la santé publique 

[4] CE, 28 juillet 2017, Mme, et autres, n°390740 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000035317186

[5] Décision-cadre du Défenseur des droits n°2019-205 du 2 octobre 2019, page 7, point 27 : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=19239

[6] CE, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n°217017 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?&idTexte=CETATEXT000008001769

[7] « NOTE DE JURISPRUDENCE – Laïcité et port de la barbe à l’hôpital – Décision de la CAA de Versailles, 19 décembre 2017, n°15VE03582 »

Mots clés associés : ,,