Article – La nouvelle dérogation au secret professionnel en cas de violences conjugales – Nécessité de protéger et lien de confiance à préserver : comment choisir, comment agir ?

Catégorie : Droits des patients, exercice professionnel, responsabilité
Date : 25/11/2020

Aude Charbonnel, juriste consultante au centre de droit JuriSanté du CNEH

Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n° 600 – novembre 2020

La loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020, rédigée suite aux préconisations du Grenelle contre les violences conjugales, autorise désormais le médecin ou tout autre professionnel de santé à porter à la connaissance du procureur de la République les violences conjugales dont sont victimes leurs patient(e)s, à certaines conditions strictes.

Le constat fait par les auteurs du texte est indiscutable : « La justice ne peut agir, accorder à la victime la protection de l’État et sanctionner justement l’auteur des faits qu’à la condition d’avoir connaissance des sévices et des vexations endurés » et son objectif évident : concilier le principe du secret avec l’objectif d’intérêt général de lutte contre les violences au sein du couple. Pour autant, on peut s’interroger sur la pertinence juridique et les conséquences pour les victimes de cette nouvelle dérogation permissive au secret professionnel.

1. Piqûre de rappel sur la notion de secret professionnel

Depuis Hippocrate, le secret professionnel a connu de nombreuses évolutions mais la règle reste la même, aussi puissante : « Toute personne prise en charge par un professionnel de santé, un établissement (…) a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant » et ses exceptions encadrées : « Excepté dans les cas de dérogation expressément prévus par la loi, ce secret couvre l’ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du professionnel, de tout membre du personnel de ces établissements, services ou organismes et de toute autre personne en relation, de par ses activités, avec ces établissements ou organismes. Il s’impose à tous les professionnels intervenant dans le système de santé [1]». Rappelons que la déontologie autant que la loi imposent le silence car le secret est institué dans l’intérêt des patients. Il couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris[2]. Enfin, l’article 226-13 du code pénal sanctionne au titre de l’atteinte au secret professionnel celui qui révèle une information secrète, alors que son état, sa profession, sa fonction ou une mission temporaire ne le lui permettent pas.

2. La nouvelle dérogation au secret professionnel : un dispositif strictement encadré

La loi du 30 juillet 2020 a donc ajouté une quatrième dérogation dans l’article 226-14 du code pénal. Désormais le délit de violation du secret professionnel n’est pas applicable « au médecin ou à tout autre professionnel de santé qui porte à la connaissance du procureur de la République une information relative à des violences exercées au sein du couple relevant de l’article 132-80 du présent code, lorsqu’il estime en conscience que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences. Le médecin ou le professionnel de santé doit s’efforcer d’obtenir l’accord de la victime majeure ; en cas d’impossibilité d’obtenir cet accord, il doit l’informer du signalement fait au procureur de la République ».

Analysons les conditions de cette dérogation, sachant que le droit pénal est d’interprétation stricte :

  • Violences exercées au sein du couple relevant de l’article 132-80 du code pénal : le médecin ou tout autre professionnel de santé doit donc s’assurer que les violences constatées ont bien eu lieu dans le cadre du couple tel que défini par le code pénal, c’est-à-dire celles commises par l’actuel ou l’ancien conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas. Précisons que selon l’article 515-8 du code civil, le concubinage est une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple.
  • Lorsque le médecin ou professionnel de santé estime en conscience : la notion floue « en conscience » interpelle. C’est donc au professionnel d’apprécier la démarche à suivre selon les règles de sa conscience, de son intime conviction. Il convient de rappeler que les dérogations facultatives, à la différence des dérogations obligatoires, permettent un choix par le professionnel. Choix qui doit être argumenté dans le dossier médical de la personne prise en charge, à savoir expliquer en quoi et pourquoi le professionnel a agi ou en quoi et pourquoi il a décidé de ne pas agir.
  • Ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat : cette notion n’est pas davantage aisée à définir pour le professionnel. C’est la proximité de la réalisation du dommage et non celle de l’existence d’une menace qui doit être prise en compte. L’imminence ne peut pas être seulement une probabilité mais la probabilité d’une survenance dans un délai proche.
  • La victime n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences : la loi du 30 juillet 2020 fait apparaître dans le droit la notion d’emprise car les violences conjugales ne peuvent être réduites à leur dimension physique. L’emprise est définie comme un ascendant intellectuel ou moral de quelqu’un[3] et est de nature à caractériser la contrainte morale à laquelle est soumise la victime.
  • Le médecin ou le professionnel de santé doit s’efforcer d’obtenir l’accord de la victime majeure, en cas d’impossibilité d’obtenir cet accord, il doit l’informer du signalement fait au procureur de la République : le signalement de violences n’est possible par principe qu’avec l’accord de la victime. Mais, ici le professionnel peut se contenter d’essayer d’obtenir son accord. C’est ce point-là qui a été particulièrement discuté lors des débats parlementaires. Le législateur a tranché et conclu qu’il est avant tout nécessaire d’associer la victime à la démarche entreprise ce qui concourt à briser l’emprise sous laquelle elle se trouve. Il ne serait pas envisageable de révéler sa situation sans lui permettre de prendre ses dispositions pour se protéger lors de l’intervention prochaine des services de police et de justice[4].

A noter, que l’information au procureur de la République est une possibilité et non une obligation. Dès lors, la décision de ne pas porter des faits à la connaissance du magistrat ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire du professionnel. De même, le professionnel de santé qui fait le choix de faire un signalement de bonne foi ne pourra en être tenu responsable.

En tout état de cause, la limite est la non-assistance à personne en danger qui est punie par la loi. En effet, l’article 226-3 du code pénal prévoit que « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».

3. Les interrogations suscitées par la nouvelle dérogation

  • Cette nouvelle dérogation était-elle juridiquement nécessaire ?

Avec toute la prudence qui s’impose et, toute proportion gardée, on peut s’interroger sur les prises de position différentes du Conseil national de l’Ordre des médecins sur le secret professionnel en cas de violences conjugales et de risque terroriste.

Dans le cadre des violences faites aux femmes, l’Ordre a choisi, à une très large majorité, de soutenir une évolution de l’article 226-14 du code pénal.

Or, dans un communiqué de presse publié le 24 août 2017[5], ce même Ordre rappelait au sujet d’une éventuelle coopération entre les autorités policières et les services psychiatriques pour lutter contre la radicalisation la nécessité absolue de préserver les principes fondamentaux de l’exercice professionnel, en particulier celui du secret médical. Il soulignait que, dans certaines circonstances exceptionnelles, « la loi permet aux médecins de passer outre au secret médical en cas de danger probable. C’est pourquoi l’Ordre préconise la pleine application des textes en vigueur, et en particulier ceux du code pénal qui s’adressent à tout citoyen, plutôt que de créer de nouvelles dérogations au sujet desquelles on ne peut mesurer les possibles dérives ultérieures ».

En effet, l’article 226-14 du code pénal prévoit déjà une dérogation au secret professionnel pour « le médecin ou tout autre professionnel de santé qui, avec l’accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République (…), les sévices ou privations qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises. Lorsque la victime est (…) une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, son accord n’est pas nécessaire ». Le professionnel était donc déjà autorisé à informer lorsque son patient se trouve placé dans une situation de particulière vulnérabilité.

Cette nouvelle dérogation ne fait que rappeler la posture du médecin ou de tout professionnel de santé face à des violences qu’elles soient conjugales ou pas au regard de la mise en danger d’une personne. Sa création avait certainement pour but de souligner que le couple n’est pas un lieu privé hors champ de la loi. La question étant de savoir si cette nouvelle dérogation améliorera la situation des personnes victimes de leur conjoint. 

  • Cette nouvelle dérogation est-elle dans l’intérêt des victimes des violences conjugales ?

Dans une tribune publiée par Le Monde le 21 juillet 2020, la présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes, Anne-Marie Curat, a critiqué la levée du secret sans le consentement de la victime, estimant que cela « contribue à la perte d’estime de soi et d’autonomie de la femme, alors que c’est notamment là l’objectif de l’homme violent[6] ». Son analyse est partagée par de nombreux professionnels de santé. Peut-on considérer qu’un professionnel est mieux à même que la personne prise en charge à décider de ce qui est bon pour elle ? Est-il dans son intérêt d’agir à sa place ?  Comment préserver le lien de confiance dans ce contexte de signalement ? Faut-il protéger à tout prix ? Et, question centrale, quelle est la réactivité de la justice pour protéger concrètement ces victimes après un signalement réalisé sans leur accord? Confrontés à des violences conjugales, on ne peut que préconiser aux médecins et aux autres professionnels de santé de mener une réflexion éthique et de toujours analyser le bénéfice/risque d’un signalement ou d’un non signalement. Leur réflexion et leur démarche doivent être tracées dans le dossier médical du patient.

Conclusion

Au-delà de la problématique du signalement au procureur de la République, le devoir du médecin et de tout professionnel de santé est d’empêcher (comme tout citoyen), à l’aide des moyens dont il dispose, la commission de violences conjugales. Ils doivent connaître les outils mis à leur disposition et, notamment, la recommandation de bonne pratique de la Haute Autorité de Santé sur le repérage des femmes victimes de violences au sein du couple de 2019[7]. En tout état de cause, le secret professionnel ne sera jamais un motif de passivité face aux violences conjugales. Ne pas signaler, peut-être, ne pas agir, jamais !

Nota:

Depuis la rédaction de cet article, le Ministère de la justice, en partenariat avec la Haute Autorité de Santé et le Conseil national de l’Ordre des médecins, a publié un Vade-mecum de la réforme de l’article 226-14 du code pénal. L’objectif est de renforcer la protection des victimes de violences conjugales en apportant des outils pratiques aux médecins (https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/external-package/rapport/1xufjc2/vademecum_secret_violences_conjugales.pdf).

Par ailleurs, en décembre 2020, la Haute Autorité de santé a mis à jour sa recommandation de bonne pratique sur le repérage des femmes victimes de violences au sein du couple (https://www.has-sante.fr/jcms/p_3104867/fr/reperage-des-femmes-victimes-de-violences-au-sein-du-couple).


[1] Article L1110-4 du code de la santé publique

[2] Article R4127-4 du code de la santé publique

[3] Dictionnaire Larousse

[4] Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi, après l’engagement de la procédure accélérée visant à protéger les victimes de violences conjugales (n°2478), 15 janvier 2020

[5] https://www.conseil-national.medecin.fr/publications/communiques-presse/risque-terroriste

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/21/violences-conjugales-lever-le-secret-medical-sans-accord-contribuerait-a-la-perte-d-autonomie-de-la-patiente_6046801_3232.html

[7] https://www.has-sante.fr/jcms/p_3104867/fr/reperage-des-femmes-victimes-de-violences-au-sein-du-couple