BILLET D’HUMEUR – La délivrance d’actes médicaux : vers une activité commerciale ?

Catégorie : Droits des patients, exercice professionnel, responsabilité
Date : 22/01/2019

A propos de la décision n° 19-D-01 du 15 janvier 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux de l’Autorité de la concurrence

Par Candice DIAS CARDOSO, juriste, apprentie du centre de droit JuriSanté du CNEH

Dans le cadre d’un litige opposant la société Groupon au Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) et au Conseil National de l’Ordre des Chirurgiens-Dentistes (CNOCD), l ’Autorité de la concurrence rappelle la nécessité de lever l’interdiction de publicité faite aux médecins et chirurgiens-dentistes pour se conformer aux exigences du droit européen.

Le litige opposant la société Groupon au CNOM et au CNOCD

La société Groupon connue pour proposer des promotions sur une large gamme de produits et services proposait jusqu’en septembre 2017 différentes prestations à prix réduits effectuées par des médecins et des chirurgiens-dentistes. Il s’agissait notamment de soins médicaux à visée esthétique (injections de Botox ou acide d’hyaluronique) ainsi que de soins dentaires (blanchiment, pose d’implants dentaires).

En réaction à cette pratique, le CNOM et le CNOCD ont mis en œuvre des actions judiciaires et disciplinaires faisant l’objet d’une communication publique visant à dénoncer la présentation et la commercialisation de ces prestations sur le site Groupon ainsi que le recours à ces services par les professionnels de santé, recours jugés par les deux ordres comme contraires à la déontologie.

Estimant que ces mesures sont constitutives d’une pratique de boycott de la part des deux ordres, la société Groupon considérait que ces actions avaient eu pour conséquences de dissuader les professionnels de recourir à ses services par crainte de sanctions disciplinaires et de réduire la concurrence sur le marché de la promotion sur Internet d’actes médicaux et soins dentaires.

L’Autorité de la concurrence avait donc été saisie aux fins de savoir si  les actions mises en œuvre par les ordres professionnels étaient de nature à constituer des pratiques anticoncurrentielles.

La position de l’Autorité de la concurrence

L’Autorité de la concurrence décline sa compétence au profit du juge administratif, considérant que les agissements du CNOM et du CNOCD relevaient de « l’accomplissement de la mission de service public qui [leur] est dévolue par la loi[1] ».

Pour autant, l’autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les pratiques anti-concurrentielles et d’étudier les fonctionnements des marchés n’a pas hésité à se saisir de la question pour insister sur la nécessité de plus en plus pressante de se conformer au droit européen en levant l’interdiction de publicité applicable aux médecins et chirurgiens-dentistes.

Les enjeux de la levée de l’interdiction de publicité

Face à la pression du droit européen et aux nouveaux défis du système de santé à l’ère du numérique, le Conseil d’Etat[2] a fait état de la nécessité de faire évoluer  ce pan de la réglementation encadrant les professions médicales.

  • La non-conformité au droit européen

La CJUE estime qu’une interdiction de la publicité pour une certaine activité est de nature à restreindre la possibilité, pour les personnes exerçant cette activité, de se faire connaître auprès de leur clientèle potentielle et de promouvoir les services qu’elles se proposent d’offrir à cette dernière et constitue à ce titre une restriction à la libre prestation de services prévue à l’article 56 TFUE[3].

Toutefois, si la Cour sanctionne toute législation nationale prévoyant une interdiction générale et absolue, elle admet que des raisons impérieuses d’intérêt général, notamment la protection de la santé, ou encore la dignité de la profession soient susceptibles de justifier des restrictions à la libre prestation de services.

  • De nouvelles attentes en matière de santé à l’ère du numérique

 « Je passerai ma vie et exercerai mon art dans l’innocence et la pureté »[4]

L’interdiction de la publicité par les médecins est prévue à l’article R.4127-19 du code de la santé publique[5]Celle-ci s’inscrit dans un cadre plus large à savoir l’absence de dimension commerciale de l’exercice de la médecine qui renvoie à l’origine à une discipline philanthropique et désintéressée.

Toutefois, le système de santé est aujourd’hui confronté à de nouveaux défis dont la préoccupation de fournir une meilleure information des patients. Si ouvrir la publicité à ces professionnels est la voie vers plus de transparence s’agissant notamment de la pratique médicale concernée, des compétences du praticien ou encore du coût des actes médicaux ; pour autant, donner cette possibilité aux professionnels de santé peut être perçu comme une manière d’aspirer à une vision davantage économique et attractive de la délivrance d’actes de soins.

Pour éviter les dérives, la jurisprudence fait la distinction entre ce qui relève de la « publicité commerciale », couverte par l’interdiction, de ce qui relève d’une « information objective et proportionnée à destination des patients »[6]. Avec la levée de cette interdiction, il n’est pas aujourd’hui question de permettre aux médecins une publicité commerciale mais de favoriser  «l’enrichissement de l’information délivrée au public par les professionnels [par l’introduction] dans le code de la santé publique d’un principe de libre communication par ces derniers d’informations sur leurs compétences et pratiques à destination du public »[7].

Au regard des enjeux éthiques et déontologiques soulevés par la question, la levée de l’interdiction de publicité faite aux professions médicales fait l’objet de réflexions sur la réglementation adaptée permettant à la fois sa conformité aux exigences européennes et l’effectivité des principes déontologiques applicables aux professions médicales.

Nous avions déjà pu nous mesurer l’évolution du droit sur le sujet[8]. La jurisprudence et la doctrine du Conseil d’Etat permettent notamment de construire une véritable position d’ensemble sur la question[9].

Reste la question de la mise en œuvre sur le terrain : quelle sensibilisation des médecins hospitaliers sur ce cadre juridique qui s’impose à eux ? comment la communauté médicale est-elle mobilisée sur le sujet ? Quelle stratégie de communication est adoptée par les établissements de santé, dans le respect de ces exigences, et dans un contexte malgré tout très concurrentiel ? Autant de questions encore peu abordées à ce jour.

[1] Article L.4121-2 du code de la santé publique

[2] CE, Règles applicables aux professionnels de santé en matière d’information et de publicité, 3 mai 2018

[3] CJUE, 4 mai 2017, Vanderborght C-339/15

[4] Serment d’Hippocrate

[5] Article R.4127-19 du code de la santé publique «  La médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce. Sont interdits tous procédés directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale. »

[6] Cf. notamment les conclusions de Gaëlle Dumortier sur CE, 11 décembre 2013, M. C

[7] CE, Règles applicables aux professionnels de santé en matière d’information et de publicité, 3 mai 2018, précité

[8] Brigitte de LARD-HUCHET, Interdiction de publicité en matière médicale : quelle politique d’établissement ? Revue hospitalière de France n°584, octobre 2018

[9] Etude précitée du Conseil d’Etat sur les règles applicables aux professionnels de santé en matière d’information et de publicité, 3 mai 2018