Article – Temps de travail et FPH, une histoire de chiffres ?
Céline Berthier, juriste, consultante du centre de droit JuriSanté du CNEH
Article paru dans la revue Gestions hospitalières, n°634 – mars 2024
Entre respect des 35 heures, obligation annuelle de travail ou annonce de réforme, la question du temps de travail des fonctionnaires a été présente dans l’espace public médiatique de ces dernières semaines.
Pourquoi tant d’attention ?
Le sujet du temps de travail est très spécifique dans la fonction publique, et plus encore dans la fonction publique hospitalière. Il obéit à ses propres règles, qui ne sont pas celles du Code du travail, et fait figure d’exception au sens du droit de l’Union européenne même si cette dernière tend à lui rappeler ses propres impératifs
Pour François-Xavier Devetter, professeur de sciences économiques à l’université de Lille, le temps de travail dans la fonction publique constitue un régime temporel spécifique qui ne peut obéir à la seule logique comptable mais au contraire à une notion plus vaste de disponibilité temporelle pour répondre aux exigences de continuité du service public.
Disponibilité, non-maîtrise des horaires, contraintes imprévisibles, travail de nuit, le week-end, gardes et astreintes sont l’essence même du fonctionnement des établissements publics (de santé) et justifient ainsi un corpus juridique propre. Pour autant, ces contraintes ne permettent pas toutes les dérogations et bien que la fonction publique dispose de ses propres normes, la règle des 35 heures et celle des 1 607 heures annuelles s’imposent à elle.
Entre rappels à l’ordre de la Cour des comptes, recadrage des juridictions administratives et annonces de mesures nouvelles, la gestion du temps de travail semble s’annoncer comme l’un des sujets phares de l’année 2024.
Un régime temporel spécifique…
Quelles spécificités et pourquoi ?
En matière de gestion de temps de travail, les textes ne manquent pas.
Obéissant à des règles bien distinctes du Code du travail, le Code général de la fonction publique et deux décrets de 2002 [1] encadrent la gestion du temps de travail des établissements relevant de la fonction publique hospitalière (FPH) en conciliant 35 heures et contraintes de service.
Comme partout ailleurs, les 35 heures sont bien applicables dans la FPH, avec un temps de travail annuel de 1 607 heures pour un agent à temps plein avec un régime dit « de repos fixe ». Le service public de santé exigeant un fonctionnement en continu, les agents peuvent être amenés à travailler les dimanches et jours fériés et de nuit. L’obligation de 1 607 heures est alors abaissée à 1 582 heures pour les agents travaillant au moins 10 dimanches ou jours fériés dans l’année et à 1 476 heures pour les agents effectuant au moins 90 % de leur temps de travail de nuit, ces mesures permettant de compenser ces contraintes.
S’agissant des journées de travail, elles sont communément de 9 heures à 10 heures 30 mais, par dérogation lorsque les contraintes du service public l’exigent en permanence et sans doute aussi par souci d’attractivité pour les services de soins, elles peuvent aller jusqu’à 12 heures sans dépasser cette durée.
Autre particularité se distinguant du droit du travail ou de la norme européenne, la règle des 12 heures de repos (et non 11 heures selon le droit commun) entre deux postes.
Récupération de jours fériés, régime d’astreinte, servitude d’internat et d’équivalence, cycle de travail, autorisations spéciales d’absence…, autant de spécificités qui constituent le canevas du temps de travail dans la FPH.
Un sujet de prédilection pour le dialogue social
Si le domaine est bien réglementé, la gestion des temps en établissement de santé est complétée par des mesures internes sous la forme d’accords locaux de gestion des temps. Car la gestion des temps est un sujet de prédilection pour le dialogue social, tel a été le choix du législateur lors de la mise en place des 35 heures : doter les établissements d’un périmètre général tout en leur laissant en préciser les contours par négociation, et non simple concertation, avec les représentants du personnel.
Quelle durée hebdomadaire et combien de RTT ? Horaires coupés ou continus ? Combien de temps pour l’habillage ou le déshabillage et sous quelle forme ? Quel régime pour les heures supplémentaires ? Autant de questions que chaque établissement a réglementées via l’accord local initialement négocié en 2002, forme de droit souple non opposable mais qui fait œuvre de règle interne négociée, qui ne peut pour autant dépasser les limites imposées par le cadre réglementaire, dont le directeur est le garant.
Ce cadre spécifique de dialogue social a été réaffirmé en 2021 avec le décret sur la négociation [2] qui permet dans ce domaine, entre autres, de réglementer en interne les spécificités locales par un accord commun entre direction et représentants du personnel siégeant au comité social d’établissement.
Le temps de travail dans la FPH relève donc d’un atypisme sous plusieurs formes : des règles spécifiques qui se démarquent du droit commun et qui constituent, y compris au sein des établissements un champ d’action spécifique où la règle interne est le fruit d’une forme avancée de dialogue social de l’ordre de la co-construction. L’incarnation du régime temporel spécifique tel que décrit par François-Xavier Devetter.
Ce régime spécifique connaît toutefois des limites. De récents rappels à l’ordre de la Cour des comptes et des juridictions administratives ont réaffirmé la nécessité du respect d’un cadre général « périmétré », que la reconnaissance de spécificités ne permettait pas de balayer totalement.
… dans un cadre réglementaire en mouvement
Un rappel à la règle comptable
La possibilité de s’approprier la définition des régimes horaires et les possibilités de dérogation ne constituent pas pour autant un blanc-seing pour les employeurs publics. Les derniers mois ont en effet été marqués par plusieurs rappels en ce sens émanant tant de la Cour des comptes que de la jurisprudence administrative et qui semblent marquer un changement dans les spécificités du temps de travail de la fonction publique et/ou dans l’application qui en est faite. Ainsi, le Conseil d’État dans un arrêt du 26 février 2024 [3] a rappelé que si les dispositions relatives au temps de travail permettent la mise en place de reports infra-annuels de déficits ou d’excédents horaires entre périodes de référence, elles font en revanche obstacle à ce que l’écart constitué entre le service annuel horaire effectué par un agent et le volume annuel de travail auquel il est soumis puisse avoir pour effet de modifier par report, ses obligations horaires de l’année suivante.
Autrement dit, le temps de travail doit être borné annuellement et ne peut connaître d’excédents ou de déficits horaires qui seraient reportés au-delà du 31 décembre de chaque année.
Dans le même esprit, la cour administrative d’appel de Douai en 2022 [4] avait rappelé que les heures non effectuées au cours des années précédentes ne peuvent être reportées sur l’année à venir sans méconnaître le principe d’annualisation.
S’agissant du volume annuel de service attendu, la règle des 1 607 heures est intangible et a fait l’objet de multiples rappels au cours des derniers mois, que ce soit dans les rapports annuels de la cour des comptes ou à l’occasion de contrôles de collectivités ou d’établissements par les chambres régionales des comptes mais également par le juge administratif.
Le tribunal administratif de Marseille l’a ainsi rappelé à deux reprises en 2023 : pour le temps de travail des éboueurs qui ne pouvait prévoir d’emblée une décote de 15 % des 1 607 heures de travail attendues du fait de la spécificité des missions [5] ou encore pour les agents du secteur médico-social [6].
C’est donc une logique comptable qui semble s’imposer aujourd’hui et avec laquelle les spécificités du fonctionnement du service public doivent composer pour trouver un équilibre.
C’est en tout cas la préconisation de la Cour des comptes dans son rapport à l’occasion du bilan d’étapes de la loi de transformation de la fonction publique de novembre 2023 [7].
Au-delà du temps de travail annuel constaté (de 1 605 heures en 2021 pour la FPH), ce rapport préconise une mise en conformité dans trois domaines :
● la journée de solidarité,
● le mécanisme des jours de fractionnement,
● les autorisations spéciales d’absence.
Des besoins de clarification
Si la journée de solidarité ou le mécanisme des jours de fractionnement obéissent à un régime juridique auquel doivent se conformer les établissements, le sujet des autorisations spéciales d’absence est tout autre et semble préfigurer de profonds changements.
La réglementation en la matière prévoit en effet un certain nombre de motifs pour lesquels l’absence des agents est autorisée mais ce dispositif mérite d’être revu pour plus de clarté et d’adéquation aux besoins de la sphère publique. La loi de la transformation de la fonction publique promulguée il y a plus de quatre ans avait prévu une rénovation en ce sens mais les nouveaux textes manquent encore à l’appel. Pour rappel, les autorisations spéciales d’absence (ASA) permettent à l’agent de s’absenter de son service alors qu’il aurait dû exercer ses fonctions, pour des motifs précis et justifiés. Ce régime, distinct de celui des congés, constitue un élément essentiel du statut des agents publics avec deux particularités : il ne constitue pas un droit en tant que tel mais relève, comme son nom l’indique, d’une autorisation de l’employeur public et cette autorisation est strictement liée à l’évènement pour laquelle elle est octroyée.
Le bénéficiaire d’une ASA est toujours considéré comme « en activité de service », ainsi concrètement le temps de l’absence est assimilé à du temps de service accompli et n’impacte pas les congés et il ne peut être fait de retenue pour absence de service fait.
Régi par diverses circulaires, le régime des ASA a cependant été consolidé par la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 et son article 45 venu harmoniser pour les trois fonctions publiques le statut des ASA pour motif parental et familial.
Désormais régies par les articles L. 122-1 à L. 122-7 du Code général de la fonction publique, ces ASA sont élargies aux agents contractuels ce qui n’était pas le cas auparavant. S’agissant de la parentalité, le CGFP prévoit :
« Les agents publics bénéficient d’autorisations spéciales d’absence liées à la parentalité et à l’occasion de certains évènements familiaux. Ces autorisations spéciales d’absence sont sans effet sur la constitution des droits à congés annuels et ne diminuent pas le nombre des jours de congés annuels. » Cette rédaction semblant créer un régime spécifique pour les ASA parentales ou familiales dont le terme « bénéficie » pourrait insinuer que ces absences sont de droit et ne pourrait ainsi être refusées. Mais faute de décret permettant de préciser ces mises en œuvre, le régime reste flou et la circulaire de référence datant de 1982 ne permet pas de lever ces incertitudes.
Si l’article L. 122-2 du CGFP prévoit une ASA spécifique, de droit, pour le décès d’un enfant de moins de 25 ans avec un dispositif clair, celles relatives à la parentalité ou aux évé- nements familiaux mériteraient d’être éclaircies. Un décret devait venir préciser les conditions d’octroi et les incidences sur la situation des agents, mais il est en attente. En l’absence de ce décret, il appartient donc aux employeurs publics d’en déterminer les modalités de mise en œuvre.
Il en est de même pour les ASA pour l’annonce de la pathologie chronique ou d’un cancer d’un enfant dont le principe a été posé par la loi 2021-1678 du 17 décembre 2021, dont le décret de mise en œuvre est toujours en attente.
D’autres congés sont venus agrémenter et nourrir le régime des agents publics, comme le congé paternité, de solidarité, de présence ou de proche aidant. Autant de mesures nouvelles, signe de l’évolution de la société et des besoins des agents.
Si ces questions peuvent paraître anecdotiques, elles constituent en réalité des éléments essentiels de la gestion du travail des agents publics et représentent des enjeux considérables en matière d’organisation de travail, de coût, de dialogue social et d’attractivité.
Le sujet du temps de travail dans la fonction publique n’a pas fini d’occuper l’espace public puisque, à l’heure du bilan, plutôt mitigé, de sa dernière loi de transformation, le Gouvernement vient d’annoncer une nouvelle loi de réforme avec, comme projet phare, une réforme du temps de travail avec la semaine de quatre jours. De quoi nourrir le dialogue social et ajouter de nouvelles pierres à l’édifice de la spécificité du temps de travail hospitalier.
NOTES
[1] Décret n°2002-8 du 4 janvier 2002 relatif aux congés annuels des agents des établissements mentionnés à l’article 2 de la loi n° 86-33du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière et décret n°2002-9 du 4 janvier 2002 relatif au temps de travail et à l’organisation du travail dans les établissements mentionnés à l’article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière.
[2] Décret n° 2021-904 du 7 juillet 2021 relatif aux modalités de la négociation et de la conclusion des accords collectifs dans la fonction publique.
[3] Conseil d’État n°453669, lecture du 26/02/2024 ; mentionné aux tables du recueil Lebon, 3e et 8e chambresréunies.
[4] CAA Douai, 22 mars 2022, Mme A…, n°21DA00033.
[5] Tribunal administratif de Marseille, avril 2023.
[6] Tribunal administratif de Marseille,15 juin 2023.
[7] La loi de transformation de la fonction publique : bilan d’étape, Cour des comptes, novembre 2023.