Article – L’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière, un système dérogatoire

Catégorie : Droits des patients, exercice professionnel, responsabilité
Date : 06/12/2022

Laurette Vilard, juriste, apprentie du Centre de droit Jurisanté, CNEH

Article paru dans la revue Gestions hospitalières, n°620 – novembre 2022

L’accès effectif à la protection maladie s’impose au nom du droit de tous à la protection de la santé proclamé par l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946. Les établissements publics de santé sont les premiers acteurs de cette protection, notamment s’agissant du traitement des situations d’urgence au titre de leur mission de service public hospitalier. Selon l’article R.1112-13 du Code de la santé publique, « si l’état d’un malade ou d’un blessé réclame des soins urgents, le directeur prend toutes mesures pour que ces soins urgents soient assurés. Il prononce l’admission, même en l’absence de toutes pièces d’état civil et de tout renseignement sur les conditions dans lesquelles les frais de séjour seront remboursés à l’établissement ». Le manquement à cette obligation ayant causé un préjudice est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’établissement public hospitalier [1].

Afin de pouvoir bénéficier de soins à l’hôpital, les personnes étrangères doivent pouvoir justifier d’une prise en charge de leurs frais médicaux et d’hospitalisation par des organismes de sécurité sociale française ou étrangère. Les étrangers en situation régulière, lorsqu’ils peuvent justifier de leur identité et d’une résidence stable et régulière, sont en principe couverts par la protection maladie universelle (Puma) [2]. A contrario, les patients étrangers en situation irrégulière demeurent exclus de l’assurance maladie et bénéficient d’un traitement à part avec l’aide médicale d’État (AME), accessible à partir du troisième mois de leur résidence en France ; un dispositif de prise en charge des soins urgents leur a aussi été prévu pour les trois premiers mois de résidence. Pourtant, cet accès aux soins pour les étrangers en situation irrégulière se dégrade progressivement, avec un durcissement des conditions d’accès à l’AME ainsi que par l’inefficience d’un dispositif inconnu autant du grand public que des professionnels de santé.

L’aide médicale d’État

Créée par la loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle (CMU), l’AME permet la prise en charge des soins pour les patients étrangers en situation irrégulière sur le territoire français, résidant en France de manière ininterrompue depuis plus de trois mois et disposant de ressources inférieures à un plafond défini réglementairement.

L’article L.251-1 du Code de l’action sociale et des familles (CASF) précise que l’AME n’est pas une prestation de sécurité sociale, mais une aide sociale
directement financée par l’impôt. Cependant, cette aide exclut les patients étrangers en situation irrégulière du bénéfice de l’assurance maladie et leur fait bénéficier d’un traitement à part.

Le dispositif prévu

En dehors de l’AME à titre humanitaire, relevant de la seule compétence du ministre chargé de l’Action sociale, accordée à titre exceptionnel, les personnes étrangères en situation irrégulière peuvent bénéficier de l’AME dit « de droit commun », accessible sous conditions de ressources et de résidence stable en France. Le droit à l’AME est octroyé pour une durée de 12 mois sous réserve de remplir les conditions de résidence et de ressources. Il est ouvert pour toutes les personnes qui se trouvent à la charge du demandeur, qui vivent en France et sous le même toit, et qui sont elles aussi en situation irrégulière [3].

L’octroi de l’AME permet d’une part la prise en charge à 100 % sur la base des tarifs opposables des soins, des consultations médicales à l’hôpital ou en ville, des prescriptions médicales et du forfait hospitalier, d’autre part la dispense d’avance de frais pour toutes les prestations réalisées à l’hôpital ou en ville. La demande d’AME doit être adressée à la CPAM du lieu de résidence du bénéficiaire avec les pièces justificatives demandées. L’absence de décision de la CPAM dans les deux mois qui suivent la réception du dossier complet vaut rejet implicite de la demande.

Des applications pointées par le Défenseur des droits

L’article 4 du décret du 28 juillet 2005 fixe les documents justificatifs acceptés pour remplir les conditions demandées pour accéder à l’AME, complétées par les circulaires du 27 septembre 2005 et 8 septembre 2011.

Lors du contrôle de l’identité du demandeur, les caisses sont invitées à faire preuve d’une certaine souplesse ; ainsi, les pièces justificatives d’identité n’ont pas à être valides. Cependant, un rapport du Défenseur des droits fait apparaître qu’« en dépit de ces préconisations, il arrive que des personnes rencontrent des difficultés à faire ouvrir leur droit à l’AME faute de pouvoir justifier de leur état civil par des documents probants [4] ». Le contrôle de la condition d’antériorité de résidence connaît également des difficultés d’application du fait de divergences d’application entre les caisses.

Pour justifier de cette condition de séjour ininterrompu d’au moins trois mois, le CASF impose la fourniture soit d’un visa, soit d’un tampon figurant sur le passeport et indiquant la date d’entrée en France, soit « tout autre document de nature à prouver que cette condition est remplie [5] ».

Or, certaines caisses interprètent la circulaire du 27 septembre 2005 de façon restrictive, par manque de lisibilité des textes. Ainsi, des caisses peuvent parfois exiger du demandeur qu’il justifie de l’irrégularité de son séjour. Cependant, ces demandes sont illégales et les documents demandés par les préfectures ne figurent pas au titre des pièces justificatives énumérées par le décret précité.

Enfin, le Défenseur des droits a régulièrement à connaître de cas de refus de soins. Lorsqu’elles ne sont pas le simple reflet des stéréotypes attachés aux bénéficiaires de l’AME, ces pratiques sont souvent justifiées par le surcoût administratif voire financier qu’implique, pour les professionnels de santé, la prise en charge de ces personnes.

Cela affecte particulièrement les bénéficiaires de l’AME puisque, sans la carte Vitale, les médecins ne peuvent recourir à la télétransmission et sont contraints de remplir des formulaires, ce qui accroît les délais de remboursement par la caisse.

Depuis sa création, l’AME fait l’objet de critiques récurrentes concernant notamment son coût pour les finances publiques et les fraudes dont le dispositif serait victime. C’est en particulier pour lutter contre ces détournements que le gouvernement d’Édouard Philippe a engagé, à l’automne 2019, une réforme de l’AME allant dans le sens d’un durcissement. Le régime de l’AME a donc été remanié par la loi de finances pour 2020, qu’un décret du 30 octobre 2020 est venu compléter.

Un durcissement du dispositif entériné par le décret du 30 octobre 2020

Le durcissement dans l’accès à l’AME a été initié par l’article 264 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020, laquelle renvoyait à un décret le soin de préciser les modalités de mise en œuvre de ces dispositions ainsi que la définition des frais concernés et du délai d’ancienneté.

C’est donc le décret du 30 octobre 2020 relatif à l’AME et aux conditions permettant de bénéficier du droit à la prise en charge des frais de santé pour les assurés qui cessent d’avoir une résidence régulière en France, qui vient préciser ces modalités.

Ainsi, depuis le 1er janvier 2021, les bénéficiaires du dispositif devront désormais attendre neuf mois d’ancienneté d’AME avant d’avoir droit à certains soins [6]. Pour obtenir la prise en charge de ces soins avant ces neuf mois exigés, les professionnels hospitaliers devront faire une demande d’entente préalable à la sécurité sociale [7]. Une disposition qui impose une procédure chronophage pour des professionnels déjà surchargés.

Alors que l’accès aux mécanismes de protection sociale se dématérialise, le décret oblige désormais les personnes demandant l’AME pour la première fois à déposer physiquement leur dossier dans les CPAM, auprès d’une maison de services au public ou, dans le cadre d’une prise en charge dans leurs services, depuis un établissement de santé ou une permanence d’accès aux soins de santé. Sont exemptés de cette exigence les mineurs non accompagnés (MNA), les personnes en situation de handicap ou placées sous curatelle ou sous tutelle [8].


Les associations craignent l’impact de la mise en oeuvre de ce décret. Les CPAM ayant pour mission d’accueillir et d’accompagner tout demandeur dans leurs démarches sont surchargées. Or, aucun moyen supplémentaire ne sera alloué à l’assurance maladie pour assurer l’accueil physique de ces personnes dans des conditions optimales [9].

En parallèle, le dispositif de soins urgents et vitaux (DSUV) constitue un filet de sécurité, tant pour les établissements de santé que pour les étrangers en situation irrégulière qui ne peuvent pas bénéficier de l’AME. Or, dans les faits, celui-ci reste dans l’ombre de l’AME et peine à trouver sa pleine effectivité.

Le dispositif des soins urgents et vitaux

Le dispositif de soins urgents et vitaux (DSUV) a été créé par le législateur par la loi de financement de la sécurité sociale de 2003.

Une solution de financement pour les hôpitaux

Défini à l’article L.254-1 du CASF qui dispose que « les soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître et qui sont dispensés par les établissements de santé à ceux des étrangers résidant en France sans remplir la condition de régularité mentionnée à l’article L. 160-1 du Code de la sécurité sociale et qui ne sont pas bénéficiaires de l’aide médicale de l’État en application de l’article L. 251-1 sont pris en charge dans les conditions prévues à l’article L. 251-2. Une dotation forfaitaire est versée à ce titre par l’État à la Caisse nationale de l’assurance maladie ».

L’objectif est de prévoir un fonds de secours pour financer les soins urgents susceptibles d’être dispensés par les hôpitaux à l’égard de certains patients étrangers. Les bénéficiaires de ce dispositif sont des personnes étrangères, résidant en France en situation irrégulière et non admissibles à l’AME.

Pour déclencher ce dispositif, les établissements de santé doivent s’assurer que les patients ne peuvent se prévaloir d’aucune autre couverture maladie.

L’assurance maladie prend alors en charge l’intégralité des soins urgents pratiqués dans un établissement de santé, y compris les médicaments prescrits par le médecin de l’établissement, dans la limite des tarifs de la sécurité sociale. Le patient étranger bénéficie également de la dispense totale d’avance des frais pour ces soins. Or, si le patient ne peut prétendre à une prise en charge au titre des soins urgents, ni à aucune autre couverture maladie, la totalité des frais relatifs aux soins dont il a bénéficié lui est facturée.

À la différence de l’AME, le DSUV couvre uniquement la prise en charge de frais de santé pour des actes effectués par l’hôpital dans le cadre de ses obligations de soins mais il n’ouvre aucun droit personnel à ses bénéficiaires.

Ce fonds dit « soins urgents et vitaux » (FSUV) n’est donc pas un dispositif de protection maladie mais une solution de financement pour l’hôpital public, destiné à lui permettre de faire face au risque de créances irrécouvrables.

Un dispositif dans l’ombre de l’AME

De nombreuses dettes hospitalières sont contractées par des patients étrangers ayant bénéficié de soins alors qu’ils n’avaient pas de droits ouvrables, ni au titre de l’AME, ni au titre de l’assurance maladie. Ainsi, le gouvernement a créé la DSUV afin de recouvrir les dépenses engendrées par ces patients dans les hôpitaux.

La circulaire du 7 janvier 2008 énonce que « pour l’ensemble des dossiers éligibles au dispositif des soins urgents, les établissements doivent présenter une demande d’AME à la CPAM et n’imputer sur le dispositif des soins urgents que ceux qui relèvent de cette catégorie et pour lesquels la demande d’AME a été rejetée. Cette mesure permet à la CPAM de vérifier que le patient ne bénéficie pas de droits ouverts au titre d’un autre dispositif [10] ».

Cependant, l’articulation du DSUV et de l’AME présente un certain nombre de problèmes.

  • Le premier, décelé par le Défenseur des droits dans son rapport de 2019, est que le recours au DSUV n’est presque jamais connu des hôpitaux ou des personnes concernées. Le plus souvent, l’accompagnement s’arrête au constat que la personne ne remplit pas les conditions de l’AME, sans qu’aucune demande ne soit adressée à la CPAM.
  • Le second vient du fait que les établissements de santé attendent que la CPAM refuse explicitement la couverture médicale pour, le cas échéant, déclencher le DSUV, dans les cas où la demande d’AME a été introduite. Or, il arrive que les CPAM ne répondent pas à la demande formulée par les hôpitaux. Ainsi, la demande de remboursement au titre du DSUV, qui est en principe facturée à la caisse d’assurance maladie par l’établissement de santé dans un délai d’un an suivant les soins dispensés, n’est jamais faite.

Toutefois, l’instruction du 8 juin 2018 précise désormais expressément que « le silence gardé pendant plus de deux mois par la CPAM saisie d’une demande d’AME vaut rejet implicite, permettant l’imputation des frais sur le dispositif des soins urgents [11] ». Dorénavant, pour permettre un traitement plus rapide des dossiers concernés, les établissements sont invités à joindre à leurs factures la demande d’AME datée de plus de deux mois et à l’envoyer à une adresse générique dédiée.

L’article L.254-1 du CASF est interprété comme réservant ce dispositif aux personnes dépourvues de droit au séjour et non bénéficiaires de l’AME. Par conséquent, les personnes en situation régulière mais sans droits ouvrables au moment des soins ne relèvent pas du DSUV.

Toutefois, cette interprétation peut être discutable puisque l’article ne fixe pas explicitement une condition d’irrégularité de séjour, mais dispose que le DSUV doit bénéficier aux étrangers qui ne remplissent pas « la condition de régularité mentionnée à l’article L. 160-1 du Code de la sécurité sociale [12] ». Tel est bien le cas des personnes entrées régulièrement en France avec un projet d’installation, mais ne justifiant pas pour autant de la régularité de séjour au sens de l’article L.160-1 du CSS. L’objectif du DSUV étant avant tout de prémunir l’hôpital contre les créances irrécouvrables, il serait logique que ce dispositif soit étendu à ce cas particulier des personnes ayant leur résidence habituelle en France et néanmoins sans droits ouvrables.

L’accès effectif à la protection maladie s’impose au nom du droit de tous à la protection de la santé. Toutefois, ces droits sont fragilisés pour les patients étrangers en situation irrégulière, malgré un dispositif de soins urgents et vitaux devant pallier la carence des trois mois imposés par l’AME, mais n’étant que peu connus, tant des bénéficiaires que des établissements de santé. L’existence d’un double régime dans l’accès à la protection sociale pour les patients étrangers a des conséquences concrètes pour leur accès aux soins. Pour cela, de nombreuses institutions se sont prononcées pour intégrer l’AME dans le régime de la sécurité sociale.


[1] CAA de Paris, 9 juin 1998.

[2] L. 161-2-1, Code de la sécurité sociale.

[3] CASF, art. R.251-2.

[4] Défenseur des droits, rapport « Personnes malades étrangères : des droits fragilisés, des protections à renforcer », mars 2019, p. 25.

[5] Décret relatif aux modalités d’admission des demandes d’aide médicale de l’État, 28 juillet 2005, n°2005-860, art. 4.

[6] CASF, art. R. 251-4.

[7] CASF, art. R. 251-5.

[8] CASF, art. D. 252-2.

[9] Observatoire de l’accès aux droits et aux soins, dans les programmes de Médecins du Monde en France, « Les personnes en situation de précarité face à la pandémie de Covid-19 », 2020, p. 55 et 56.

[10] Circ. modifiant la circulaire Dhos/DSS/DGAS n° 2005-141 du 16 mars 2005 relative à la prise en charge des soins urgents délivrés à des étrangers résidant en France de manière irrégulière et non bénéficiaires de l’aide médicale de l’État, DSS/2A/DGAS/Dhos, n°2008-04, 7 janvier 2008.

[11] Instruction relative à la mise en place du parcours de santé des migrants primo-arrivants, n°DGS/SP1/DGOS/SDR4/DSS/SD2/DGCS/2018/143, 8 juin 2018.

[12] Défenseur des droits, rapport « Personnes malades étrangères : des droits fragilisés, des protections à renforcer », mars 2019, p.31.