Article – Occupation privative du domaine public, une opportunité financière?

Catégorie : Droit hospitalier et coopération sanitaire
Date : 12/12/2023

Sophie Laurence, Directrice Investissements et stratégie patrimoniale – GHT 94 Est

Brigitte de Lard-Huchet, Directrice du centre de droit JuriSanté du CNEH

Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n° 630 – novembre 2023

L’État et les collectivités publiques ont-ils été trop longtemps « trop riches pour savoir ce qu’ils possédaient [1] » ? La question de la valorisation économique des propriétés des personnes publiques est ancienne. À l’hôpital, la Mission nationale d’appui à l’investissement hospitalier avait publié en 2005 un guide méthodologique sur la dynamisation des actifs immobiliers des établissements hospitaliers. Le thème reste d’actualité, comme en témoigne la démarche d’accompagnement assurée par l’Agence nationale d’appui à la performance auprès des établissements publics sanitaires et médico-sociaux [2]. Et sans aller jusqu’à la cession, dans une gestion plus courante, comment les établissements publics de santé peuvent-ils tirer parti de leur patrimoine immobilier ? Petit rappel du cadre juridique de cette question, et quelques pistes de réflexion sur le terrain, pour y répondre…

L’occupation domaniale, contrainte juridique ou outil de valorisation économique du patrimoine hospitalier ?

Une tentation d’inertie peut naître de ce que la gestion du patrimoine immobilier hospitalier est soumise à des contraintes juridiques spécifiques (souvent méconnues), issues du droit de la propriété des personnes publiques. Selon que le bien relève du domaine public ou privé de l’établissement, les règles de gestion ne seront pas les mêmes.

Des vignes, des terres agricoles, un immeuble désaffecté situé à distance de l’hôpital, seront gérés selon les règles du droit privé. Bail rural, bail professionnel, bail d’habitation… seront alors envisageables. Encore faut-il maîtriser les règles qui leur sont propres, et qui ne sont pas toujours familières aux gestionnaires hospitaliers !

Si le bien relève du domaine public, c’est finalement peut-être plus simple. La mise à disposition, auprès d’une tierce personne [3], d’un bien du domaine public par l’hôpital relèvera toujours du même dispositif juridique : l’occupation domaniale, prévue par l’article L.2122-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP).

On peut le voir comme une contrainte juridique : l’hôpital ne peut, de manière totalement libre, mettre à disposition son domaine public auprès de tiers.

On peut aussi le voir comme une opportunité : l’utilisation privative d’une parcelle du domaine public n’est pas, par elle-même, interdite. Elle est autorisée selon certaines conditions de fond et de forme. L’hôpital peut donc envisager de tirer un profit économique d’une telle utilisation, sous réserve notamment que celle-ci soit compatible avec l’affectation du domaine, c’est-à- dire qu’elle ne porte pas préjudice à la vocation initiale de ces biens publics, en l’occurrence, pour l’hôpital, accueillir des patients et délivrer des soins.

Par exemple, un musée national peut décider d’ouvrir des locaux pour l’organisation d’évènements privés tels que manifestations festives, culturelles ou professionnelles. Il peut également (plus modestement !) ouvrir l’accès à une parcelle de son terrain à des apiculteurs pour l’installation et l’exploitation de ruches [4].

Une redevance d’occupation, oui, mais laquelle ?

Les personnes publiques ne sont pas ou plus de bons samaritains. Était déjà posé par la jurisprudence le principe général de non-gratuité pour les autorisations d’occupation privative du domaine public [5]. Ce principe vaut pour les établissements publics hospitaliers et médico-sociaux.

L’occupation domaniale étant désormais par principe soumise au paiement d’une redevance (art.L.2125-1 CGPPP), l’enjeu de valorisation économique de cette occupation est réel. Les dérogations au caractère onéreux existent, mais elles sont limitativement énumérées par la loi, et restent facultatives, donc soumises à l’appréciation de la collectivité publique. Pour le reste, l’occupation domaniale doit avoir pour contrepartie le versement de la redevance. Dans le respect du principe de spécialité qui s’applique à lui, l’hôpital a donc tout intérêt à identifier ce qui, dans son patrimoine immobilier, et particulièrement son domaine public, pourrait donner lieu à occupation domaniale.

Quelles sont les règles du jeu en matière de redevance ? La jurisprudence nous éclaire sur cette question.

Certes, pas de montant exagérément élevé de la redevance. Le juge administratif rappelle que « la modification du montant de la redevance due ne saurait être fixée à un niveau qui serait manifestement disproportionné par rapport à l’avantage que les opérateurs en retirent. Il appartient au juge de l’excès de pouvoir […] de s’assurer que les bases de calcul retenues pour déterminer ce montant ne sont pas entachées d’erreur de droit et que le montant qui en résulte n’est pas manifestement disproportionné par rapport aux avantages de toute nature procurés aux opérateurs [6])». De même, s’agissant du montant contesté de la redevance pour un logement de fonction, le Conseil d’État a considéré que « le tribunal administratif a, par un jugement suffisamment motivé, estimé que le conseil municipal avait commis une erreur manifeste d’appréciation en retenant un montant de redevance situé dans la fourchette des loyers pratiqués pour des logements de composition et de superficie analogues, alors que la prise en compte des nuisances liées aux caractéristiques propres de l’appartement, situé au-dessus des ateliers municipaux et à proximité immédiate d’un terrain occupé sans autorisation ni aménagements par des gens du voyage, aurait dû le conduire à minorer ce montant par rapport aux loyers de biens comparables exempts de telles nuisances [7].

Pour autant, pas de redevance indigente non plus !

Pour autant, pas de redevance indigente non plus ! De manière générale, les textes de droit commun sont peu précis. Aux termes de l’article L. 2125-3 CGPPP, « la redevance due pour l’occupation ou l’utilisation du domaine public tient compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation ».

Sur ce fondement, au sujet de l’occupation d’une zone commerciale appartenant à une commune, le juge a pu valider que les charges d’entretien composant la redevance intègrent les frais engendrés par l’entretien des parties communes de la zone commerciale, notamment ceux liés aux espaces verts, quoique les commerçants en question n’occupent pas effectivement ces espaces [8].

Le principe est ainsi posé : « La redevance imposée à un occupant du domaine public doit être calculée non seulement en fonction de la valeur locative d’une propriété privée comparable à la dépendance du domaine public pour laquelle la permission est délivrée mais aussi […] en fonction de l’avantage spécifique procuré par cette jouissance privative du domaine public. [9] »

Et les tribunaux de sanctionner une collectivité publique qui se montrerait trop généreuse ! Une personne publique n’est ainsi pas en droit de donner un bien en location à une personne poursuivant un intérêt privé moyennant le paiement d’un loyer inférieur à la valeur locative, « à moins que la location ne réponde à un motif d’intérêt général et comporte, pour la personne publique, des contreparties suffisantes [10] ».

Illustration issue du terrain

Valorisation des antennes relais. Des postes d’infirmier se cachent-ils sur votre toit ?

Le centre hospitalier intercommunal de Villeneuve-Saint-Georges (CHIV), dans le Val-de-Marne (94), est un immeuble de grande hauteur (IGH) situé à flanc de coteaux et dont les 12 niveaux surplombent la Seine et permettent de voir la tour Eiffel. Construit dans les années 70, il fait aujourd’hui l’objet d’un programme de rénovation important, mariant remise aux normes et refonte architecturale hôtelière intitulée « La Verticale du CHIV ». À cette occasion, des travaux techniques d’envergure impactent le toit terrasse au 12e niveau de l’édifice.

Les quatre opérateurs principaux de téléphonie sont présents, chacun avec une antenne, et des discussions se sont récemment engagées pour organiser le déplacement de leur équipement au gré des nouveaux dispositifs implantés (traitement d’air, désenfumage..) et des travaux d’étanchéité de la terrasse. Cette terrasse accueille d’autres antennes, mais à vocation de service public : police, transport urbain, collectivité…

Ces discussions sont l’occasion de repenser le mode de fonctionnement de l’hôpital par rapport à cette occupation de son domaine public. En effet, l’initiative a jusqu’à présent été complètement laissée aux opérateurs : ils ont détecté le potentiel de l’édifice face à leurs besoins de couverture, proposé un contrat de bail, et installé les antennes entre 2006 (Orange) et 2016 pour la dernière (Free), contactant de temps à autre le CHIV pour des maintenances techniques, et payant rubis sur l’ongle entre 19 000 et 27 000 € de redevance annuelle en 2022. L’hôpital ne s’est jamais vraiment préoccupé de ce « locataire » peu bruyant, pas très embêtant et ponctuel dans ses règlements locatifs, se contentant d’une augmentation modique dudit « loyer » en 2019.

Sauf que, si on creuse un peu le sujet, une rapide recherche sur Internet montre que le CHIV applique les moyennes de loyers habituellement constatées pour l’implantation d’une antenne, ce qui n’est pas étonnant compte tenu du fait que les antennistes sont à l’origine de la proposition. Parions qu’ils ne proposent pas spontanément des tarifs très élevés.

Une tout aussi rapide recherche sur le site www.antennesmobiles.fr, par exemple, renseigne sur la localisation des antennes sur un secteur, par opérateur, avec l’altimétrie, la technologie et l’âge des antennes. Et là se dessine potentiellement un faisceau d’avantages comparatifs de l’établissement au regard des localisations concurrentes :

  • la hauteur de l’édifice par rapport à ses voisins, qui permet un rayonnement optimal des ondes. Un immeuble de grande hauteur, seul au milieu d’un ensemble pavillonnaire, est plus inté- ressant que cerné par d’autres tours, et c’est clairement le cas du CHIV où les quatre antennes culminent entre 39,7 m et 48 m, soit le point le plus haut à plusieurs kilomètres à la ronde ;
  • l’accessibilité : l’hôpital étant par définition ouvert H24/7, les interventions techniques sont bien plus faciles à organiser qu’avec une copropriété de particuliers gérée par un syndic. De plus, il dispose d’un monte-charge, de parkings pour disposer une grue si nécessaire…, bref, des commodités très intéressantes ;
  • l’aversion moindre au risque ? Le débat autour des nuisances et des risques générés par une antenne est loin d’être clos, mais il apparaît assez probable qu’une copropriété nécessitant le vote à la majorité absolue des propriétaires sera plus difficile à convaincre qu’un opérateur public hospitalier, sans compter le risque de dépréciation immobilière constatée ces dernières années lorsque l’immeuble est porteur d’un tel dispositif.

La conclusion de ces recherches conduit l’hôpital à réfléchir à deux éléments : d’une part revenir rapidement à un document contractuel sous forme d’une autorisation d’occupation temporaire (AOT) rédigée par l’hôpital qui annulerait tout contrat précédemment signé ; d’autre part revoir le montant de la redevance perçue en échange d’un service que tout le monde réclame (qui peut se passer de couverture réseau à l’heure actuelle ?) mais dont peu sont disposés à en subir directement les nuisances. Nous l’avons vu, « la redevance imposée doit être calculée […] en fonction de l’avantage spécifique procuré par cette jouissance privative du domaine public. » ; c’est beau comme du Cabrel, mais c’est le Conseil d’État qui le dit [11]. L’AOT remet dans le bon cadre juridique cette occupation (par nature temporaire et révocable) et prévoit par là même les délais de prévenance pour toute intervention, les contacts hospitaliers à qui en référer, les dispositions administratives et financières, la durée à l’issue de laquelle sera revue la redevance, comme pour un loyer classique.

Quid du « bon » niveau de cette redevance ? Sachant qu’un poste d’infirmière oscille entre 35 000 et 40 000 €, la somme des redevances actuelles couvre 2,6 postes. Au regard de la nature commerciale de l’activité de ces sociétés, et de leurs bénéfices, est-il présomptueux d’envisager une augmentation de cette redevance à destination d’un hôpital public dont les finances sont dans le rouge ? Après tout, même si les études ne semblent pas démontrer avec une certitude absolue les retombées négatives sur la santé, un raisonnement alliant principe de précaution et créativité pourrait justifier a minima qu’une antenne égale un soignant, juste au cas où…

On peut toujours éprouver l’opposabilité de cette proposition pour l’opérateur en faisant un rapide calcul du chiffre d’affaires = nombre d’habitants estimé sur la zone x [15 € mensuels x 12]. Quel pourcentage de ce chiffre d’affaires représente notre poste d’infirmière ? Pour ce qui concerne le CHIV, rien d’extravagant.

Nous sommes en parallèle en train de travailler sur des raffinements de cette rémunération, qui doit se penser nette d’autres frais tels que le temps et l’espace hospitaliers mis à disposition lors des interventions des antennistes, dont la durée et la technicité sont variables selon qu’elles nécessitent un simple accès ou un grutage, avec mise à disposition d’un parking, d’agents de sûreté…, et naturellement la consommation électrique des équipements au réel. En conclusion, après avoir étudié le potentiel que représentent ces équipements, l’hôpital gagne à prendre le lead sur ce sujet, optimisable rapidement et sans que cela nécessite une usine à gaz bureaucratique…

Le passage à la 5G devrait conduire les opérateurs à venir toquer à votre porte pour organiser le changement de leur équipement, ce qui présente une bonne opportunité de renégocier et de revenir à un certain équilibre dans le contrat, personne n’ayant intérêt à ce que la 5G tarde à se mettre en place sur votre site.


Notes

[1] Référence à une citation de Mérimée, reprise par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, lors du colloque organisé dans le cadre des entretiens du Conseil d’État en droit public économique, « La valorisation économique des propriétés des personnes publiques », 6 juillet 2011.

[2] Guide Anap, « Dynamisation des actifs immobiliers des établissements sanitaires et médico-sociaux : cession de sites complexes », novembre 2022.

[3] Pour une utilisation privative, que cette personne soit elle-même publique ou privée.

[4] Appel à manifestation d’intérêt lancé par l’établissement public du musée du Louvre, « Occupation du domaine public », 2023 – louvre.fr.

[5] CE, 11 février 1998,Ville de Paris c/Association pour la défense des droits des artistes peintres sur la place de Tertre.

[6] Tribunal administratif, Bordeaux, 4e chambre, 13 juillet 2023, n° 2101719.

[7] Conseil d’État, section S,1er octobre 2015, n° 372030.

[8] CAA Versailles, 29 juin 2017,n° 16VE01019, Mme A E : JurisData n° 2017-016301, CAA Marseille, 29 juin2017, n° 15MA02266, SCI Le Littoral. C. Roux, La Semaine juridique. Administrations et collectivités territoriales, n° 43-44,30 octobre 2017, p. 2260.

[9] CE, 21 mars 2003,SIPPEREC, n° 189191.

[10] CE, 28 sept. 2021,n° 431625, CCAS Pauillac.

[11] CE, 21 mars 2003, SIPPEREC, n° 189191.