Article – L’interdiction de concurrence directe chez les praticiens hospitaliers, un dispositif incomplet ?

Catégorie : Statuts des personnels hospitaliers
Date : 18/04/2023

Kelly Vang, consultante au centre de droit JuriSanté du CNEH


Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n° 624 – mars 202
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L’interdiction de concurrence est un mécanisme couramment utilisé dans le domaine du droit du travail mais il a été récemment introduit pour les praticiens hospitaliers. Des subtilités permettent de distinguer ce nouveau dispositif de celui connu en droit privé. Par exemple, il n’est pas prévu de contrepartie financière en échange du respect de l’interdiction mais elle reste par d’autres aspects bien similaire, avec la définition d’un périmètre géographique et temporel notamment.

Son apparition dans le domaine médical avait déjà fait l’objet d’une première tentative, sans succès. En effet, à l’occasion de la loi HPST[1], la possibilité pour les hôpitaux publics d’imposer une interdiction de concurrence à leurs praticiens hospitaliers démissionnaires avait été évoquée ; celle-ci était toutefois doublement conditionnée : le praticien devait avoir exercé plus de 5 ans à titre permanent dans le même établissement et le nouveau poste devait représenter une concurrence directe. Le décret devant préciser le dispositif n’est jamais paru, rendant le texte inapplicable.

C’est en 2019[2] que cette possibilité a été réintroduite et elle a été confirmée au début 2022[3]. En outre, il est important de rappeler qu’elle ne représente pas une obligation pour les établissements de santé mais reste une possibilité. Par ailleurs, ce dispositif est aussi connu sous le terme de « clause de non-concurrence » ; à tort, puisque les praticiens hospitaliers ne sont pas régis par un contrat. En revanche, il pourrait valablement être employé pour les praticiens contractuels.

Les principes de ce dispositif sont posés par l’article L6152-5-1 du Code de la santé publique et complétés par les articles R6152-827 et suivants du même Code. Un dispositif similaire a été créé dans le cadre de l’activité libérale mais celui-ci ne sera pas traité ici.

  • Les caractéristiques du dispositif de non-concurrence

Ce dispositif est applicable aux praticiens hospitaliers exerçant des fonctions universitaires[4], aux praticiens qui consacrent tout ou partie de leur activité aux établissements publics de santé[5], et aux praticiens contractuels[6], dont la quotité de temps de travail est d’au moins 50%. Elle peut s’appliquer également à ceux exerçant à temps partiel[7].

Pour qu’il soit valide, il doit répondre à plusieurs caractéristiques :

  • Une limite temporelle : son application ne peut pas dépasser 24 mois. Toutefois, le texte reste silencieux quant à la possibilité de renouveler ce délai.
  • Une limite géographique : l’interdiction d’exercer une activité lucrative concurrente est limitée à un rayon de 10 kilomètres maximum autour de l’établissement pour lequel le praticien exerce son activité à titre principal. La Fédération Hospitalière de France (FHF) a par ailleurs précisé que la limite géographique de 10 kilomètres s’appliquait à tous les établissements publics de santé, qu’ils soient situés dans les grandes villes ou non[8]. Aucune exception n’est alors prévue.

Il convient de préciser également que ces limites sont maximales. L’interdiction peut ainsi être limitée, dans un principe de minimisation, au strict nécessaire ; ainsi, elle peut être bornée aux intérêts de l’établissement.

S’agissant de l’interdiction applicable spécifiquement aux praticiens à temps partiel, le texte n’impose pas de limite temporelle mais uniquement une limite géographique de 10 kilomètres. Toutefois, il renvoie à la décision du directeur relative à l’octroi du temps partiel. En effet, le texte prévoit qu’elle peut être prévue dans cette dernière. Ainsi, elle est opposable tant que la décision de temps partiel s’applique.

Enfin, il est imposé une information réciproque de la part de l’établissement et du praticien. L’établissement support du Groupement Hospitalier de Territoire (GHT) qui choisirait de faire appliquer cette interdiction doit informer tous les praticiens concernés par tout moyen approprié[9].

De son côté, le praticien qui cesserait temporairement ou définitivement ses fonctions et qui envisagerait une activité rémunérée dans le domaine privé, doit informer son directeur, par écrit et au moins deux mois avant le début de l’activité[10].

  • Une interdiction de concurrence à double niveau, territorial et local

La détermination des modalités d’application de cette interdiction est laissée au directeur de l’établissement support du GHT en ce qu’il peut fixer, sur proposition des directeurs des autres établissements membres, de la Commission Médicale de Groupement (CMG) et du comité stratégique, un périmètre « par profession ou spécialité, et, le cas échéant, par établissement ».

Deux remarques peuvent être faites sur cette formulation. La première étant que ce mécanisme doit prendre en compte l’offre de soins sur le territoire concerné. Ainsi, il peut être adapté de sorte à ne pas bloquer l’offre sur le territoire.

Ensuite, la dimension territoriale est affirmée avec la nécessité d’une décision collective au niveau du GHT ; cela suppose une application homogène sur le territoire qui peut également être affinée localement.

Toutefois, même si l’interdiction de concurrence directe est définie au niveau territorial, son application et ses contrôles restent effectués par les établissements au niveau local. Il n’y a donc pas de mutualisation ni de transfert de compétence dans ce domaine. L’autonomie de chaque établissement est maintenue ; à leur charge donc de faire appliquer cette interdiction et de veiller à son bon respect.

  • Le rôle de la CME

Alors que la décision d’appliquer l’interdiction de concurrence revient au niveau territorial, la Commission Médicale d’Etablissement (CME) peut également exercer un rôle puisqu’elle doit émettre des avis, notamment sur son application à un praticien hospitalier exerçant à temps partiel[11]. Dans le silence du texte, l’avis peut être considéré comme simple, donc obligatoire mais ne liant pas le directeur.

De même, la présence du président de CME est prévue lors de l’entretien tenu en cas de violation de l’interdiction.

Rôle de la CMENiveau territorial (GHT)Niveau local (Etablissement)
Avis sur l’application de l’interdictionNonOui, pour les PH à temps partiel
Entretien suite au non-respect de l’interdictionOuiOui
  • La procédure de mise en œuvre

Lorsqu’une violation du dispositif est constatée, le directeur, pour prendre une décision, doit tout d’abord mettre en œuvre une procédure réglementaire[12].

Ainsi, dans le respect du principe du contradictoire, le directeur convoque le praticien à un entretien au cours duquel ce dernier est invité à présenter ses observations. Cette convocation doit lui parvenir dans un délai d’au moins 15 jours avant la date prévue et lui être envoyée à son adresse d’exercice par tout moyen prouvant date certaine, notamment par lettre recommandée avec accusé de réception. La décision motivée doit être notifiée dans un délai d’un mois.

A l’instar du principe du contradictoire, les droits de la défense sont assurés puisque le praticien peut se faire assister du défenseur de son choix.

Le directeur indique dans la convocation adressée au praticien le motif et « tous les éléments permettant d’objectiver le non-respect de l’interdiction ». Le texte permet donc d’une part d’imposer le respect de la non-discrimination en ajoutant la notion d’objectivation ; mais également, d’autre part, fait peser sur l’établissement la charge de la preuve.

Pour cela, un moyen de contrôle a été fourni au directeur avec la possibilité de vérification du « numéro d’inscription à l’ordre précisant le lieu d’exercice ». Toutefois, cela n’est qu’un moyen de preuve et n’est pas limitatif. L’établissement peut apporter la preuve par tout moyen.

Tous ces éléments de procédure portent à penser que la décision faisant suite à la violation d’une interdiction pourrait évoquer une sanction disciplinaire[13].

Sur ce point, le Conseil constitutionnel[14] est venu confirmer que l’indemnité prévue en cas de non-respect de cette interdiction n’était pas constitutive d’une sanction ayant le caractère d’une punition. Ainsi, même si elle pourrait s’y apparenter par sa procédure, elle ne doit pas être considérée comme telle.

  • La contestation du dispositif

Les textes pourraient laisser à penser que ces interdictions viennent en contradiction avec les objectifs des dernières réformes, dont celle du Plan Ma Santé 2022 qui vise à « repenser l’organisation territoriale des soins[15]» et décloisonner, c’est-à-dire, à mixer les modes d’exercice professionnel, allier le privé et le public ou autrement dit, la ville et l’hôpital.

Si les praticiens hospitaliers peuvent se voir interdire une activité lucrative dans un autre établissement privé, alors la mixité d’exercice est de fait, impossible ; sous peine d’indemnités financières ou de fin d’autorisation d’exercice à temps partiel.

La mise en œuvre du dispositif a également été contestée car elle relève d’une décision du directeur qui dans certaines limites légales, possède une réelle marge de manœuvre. L’indemnité, par exemple, n’est pas précisée par les textes. L’établissement reste libre de déterminer son montant. Aucun montant forfaitaire, ni même modalité de calcul ne sont prévus par les textes. Seul un plafond est imposé : 30% de la rémunération mensuelle moyenne perçue durant les six derniers mois d’activité du praticien. Ce montant déterminé est dû pour chaque mois durant lequel le non-respect est constaté.

Là encore, le texte n’est pas assez précis, doit-on se baser sur la rémunération mensuelle brute ou la rémunération mensuelle nette ? Cette modalité devra sans doute être précisée lors de la mise en place du dispositif.

Il en va de même pour l’interprétation de la « concurrence directe ». En effet, les textes se réfèrent à cette notion sans la définir. Si l’on opère un parallèle avec la concurrence directe applicable en droit privé, l’interprétation prédominante est que la concurrence directe est constituée lorsque deux entités proposent essentiellement le même service au même endroit ou sur le même marché.

Ici, les textes définissent les activités lucratives interdites et qui pourraient donc constituer de la concurrence si le praticien les exerçait. Ces activités seraient celles exercées « dans un établissement de santé privé à but lucratif, un cabinet libéral, un laboratoire de biologie médicale privé ou une officine de pharmacie » et qui représenteraient un risque de concurrence directe.

En outre, la concurrence directe n’étant pas un concept défini réglementairement, le directeur reste libre de l’interpréter ; il ne doit toutefois pas dériver sur le champ de la concurrence indirecte, celle-ci n’étant pas interdite par le décret. La concurrence indirecte est quant à elle caractérisée lorsque deux entités proposent des services différents mais substituables.

Toutes ces contestations ont notamment été portées par le Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) qui, suite à la parution du décret[16], a saisi le Conseil d’Etat estimant que ces dispositions portaient atteinte à la liberté d’entreprendre des praticiens hospitaliers.

Le Conseil d’Etat, par deux décisions[17], a jugé que les questions présentaient un caractère sérieux. Le Conseil Constitutionnel a donc été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Il ressort de la décision du Conseil[18] que ces dispositions ne portent pas une atteinte manifestement disproportionnée à la liberté d’entreprendre, celle-ci étant préservée par les limitations géographiques et temporelles imposées. Dans le même temps, il énonce que ce dispositif est protecteur en ce qu’il permet de « réguler l’installation de praticiens à proximité des établissements publics de santé afin de préserver l’activité de ces établissements qui […] assurent le service public hospitalier ». Le Conseil vient donc privilégier le service public hospitalier, rappelant en même temps sa contribution à « l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ».

Enfin, les conditions d’application sont jugées suffisantes et non-équivoques, notamment grâce à la notion de concurrence directe qui peut être définie selon la profession, la spécialité ou la situation de l’établissement. Ainsi, alors que cela avait été critiqué par le Cnom, les juges viennent confirmer que le pouvoir discrétionnaire laissé au directeur d’établissement n’est pas trop large et qu’en cas d’abus de ce dernier, le juge peut toujours exercer son pouvoir de contrôle.

En définitive, l’interdiction de concurrence est un mécanisme permettant de préserver le service public hospitalier et probablement également, de retenir certains praticiens à l’hôpital public. En revanche, il limite la mixité des activités exercées dans le domaine public et privé, ou tout du moins, il encourage à l’effectuer par le biais d’autres outils comme les coopérations. De plus, les textes restent concis et laissent volontairement une marge de manœuvre décisive aux directeurs. Selon l’utilisation qui en sera faite par les établissements et les modalités qui seront définies, cette interdiction pourra constituer un véritable outil ou au contraire, représenter un frein.


[1] LOI n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires

[2] LOI n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé

[3] Décret n° 2022-132 du 5 février 2022 portant diverses dispositions relatives aux personnels médicaux, odontologistes et pharmaceutiques des établissements publics de santé

[4] Article L6151-1 du Code de la santé publique

[5] Article L6152-1, 1°, du Code de la santé publique

[6] Article L6152-1, 2°, du Code de la santé publique

[7] Article L6152-5-1, II, alinéa 1 du Code de la santé publique

[8] Foire aux questions – La refonte du statut du praticien hospitalier et le nouveau statut des praticiens contractuels, Dispositions communes, question n°4 – Fédération Hospitalière de France

[9] Article R6152-827 du Code de la santé publique

[10] Article R6152-828 de Code de la santé publique

[11] Article R6152-26-5 du Code de la santé publique

[12] Article R6152-26-6 et R6152-829 du Code de la santé publique

[13] Article R6152-74 du Code de la santé publique

[14] Décision n° 2022-1027/1028 QPC du 9 décembre 2022

[15] Rapport final : Repenser l’organisation territoriale des soins, Pierre PRIBILE – Directeur Général ARS Bourgogne Franche-Comté et Norbert NABET – Directeur Général Adjoint ARS Provence-Alpes-Côte d’Azur

[16] Décret n° 2022-132 du 5 février 2022 portant diverses dispositions relatives aux personnels médicaux, odontologistes et pharmaceutiques des établissements publics de santé

[17] Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 28/09/2022, n°462977 et n°462978

[18] Voir note n°14