Article – Crise des urgences, le cadre juridique de la coopération avec la médecine de ville est-il suffisant ?

Catégorie : Droit hospitalier et coopération sanitaire
Date : 20/07/2022

Brigitte de Lard-Huchet, directrice du centre de droit JuriSanté du CNEH

Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n° 617 – juin 2022

À la question de la crise que traversent actuellement les services d’urgence en France répondent de nombreux témoignages, initiatives, retours d’expérience qui alimentent la réflexion sur les actions à engager, à court et moyen termes. Le plan national « Ma santé 2022 », lancé en 2018, mesurait la question des soins non programmés à l’aune d’une refonte de l’organisation des soins de premier recours, avec le déploiement des CPTS : « L’exercice isolé doit devenir l’exception d’ici à 2022 ; les soins de proximité de demain appellent à un exercice coordonné entre tous les professionnels de santé. Cet exercice coordonné signifie qu’à l’échelle d’un territoire […], l’ensemble des professionnels de santé doivent s’organiser pour garantir l’accès à un médecin traitant, pour organiser une réponse aux urgences qui relèvent des soins de ville, […].

La réalisation de toutes ces missions, qui devient un problème de plus en plus aigu sur de nombreux territoires et participe à la saturation des services des urgences, sera confiée aux communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et sera au coeur d’un contrat entre les professionnels de santé et la population de leur territoire. [1] » Les soins de premier recours, grand sauveur des services d’urgence ?

A minima une collaboration nécessaire et prometteuse pour les services d’urgence…

Associer les services d’urgence à la structuration et mise en oeuvre des CPTS

Les CPTS ont été instituées en 2016 [2], mais leur cadre juridique ne s’est structuré qu’à partir du plan « Ma santé 2022 ». Selon l’article L. 1434-12 du code de la santé publique (CSP), « des professionnels de santé peuvent décider de se constituer en communauté professionnelle territoriale de santé. […] La communauté professionnelle territoriale de santé est composée de professionnels de santé regroupés, le cas échéant, sous la forme d’une ou de plusieurs équipes de soins primaires, d’acteurs assurant
des soins de premier ou de deuxième recours, […] et d’acteurs médico-sociaux et sociaux concourant à la réalisation des objectifs du projet régional de santé ». Beaucoup d’établissements de santé disent éprouver des difficultés à intégrer les CPTS de leur territoire, à l’exception des hôpitaux de proximité (ou ex-hôpitaux locaux) qui ont développé de longue date une collaboration avec les acteurs de la médecine de ville. Globalement, une défiance des libéraux subsiste à l’égard de l’adhésion des hôpitaux à leur CPTS.

C’est d’abord une question de gouvernance, de pilotage de projet : « La CPTS est pleinement inscrite dans son environnement. […] Les acteurs indispensables à la mise en oeuvre de chacune des missions projetées (ex. : service d’accueil des urgences (SAU) s’agissant des soins non programmés) sont parties prenantes au projet de santé, que ce soit par le biais d’un partenariat formalisé ou d’une participation directe à la gouvernance de la CPTS. À ce titre, s’il ne peut pas être exigé de chaque CPTS qu’elle intègre dès le départ au sein de ses membres ou partenaires, des personnes morales (établissements de santé ou médico-sociaux), il ne pourra en revanche pas être validé de projet excluant a priori ce type d’organisation. [3] »
La question de la régulation des soins non programmés n’est évidemment pas le seul point de collaboration ville/hôpital, mais il est aujourd’hui prioritaire, à tout le moins urgent. Certes, les services d’urgence n’ont pas la personnalité morale pour siéger en tant que tels dans les CPTS, c’est donc une représentation institutionnelle des établissements de santé qui est proposée aux CPTS, en conformité au modèle juridique. Pour autant, l’effectivité de la coopération suppose de réunir autour de la table les acteurs de terrain. Les professionnels des urgences devraient donc pouvoir participer directement aux échanges de fond par le biais de leurs représentants (chef de service chef de pôle, cadre de service), afin que la collaboration se noue rapidement autour des problématiques les plus opérationnelles : motifs cliniques d’admission aux urgences, parcours patient, retour au domicile après un passage, admission directe en hospitalisation, transmission des données patients dans les deux sens…
Il faut donc que la gouvernance des CPTS associe formellement et très concrètement des représentants des services d’urgence du territoire. C’est une condition sine qua non de la collaboration.

Le devenir de la CPTS dépend aussi du fonctionnement des urgences

Les professionnels hospitaliers ne l’ont pas forcément réalisé, mais les CPTS sont « intéressées » à la fluidité de l’accès aux soins non programmés. Le ministère détaille sur ce point ses exigences : « L’organisation coordonnée pluriprofessionnelle mise en place au niveau d’une communauté professionnelle […] doit pouvoir proposer une organisation visant à permettre la prise en charge le jour même ou dans les 24 heures de la demande d’un patient du territoire en situation d’urgence non vitale. […] Pour réaliser cette mission, la communauté professionnelle doit identifier les organisations déjà existantes et les carences pour définir des solutions d’organisation à mettre en place en fonction des besoins identifiés lors du diagnostic territorial : à titre d’exemple, plages de soins non programmés à ouvrir par les médecins du territoire dans le cadre d’une régulation territoriale, rôle des maisons de garde hors organisation de la PDSA, accès simple à des examens de radiologie/biologie, accès à un second recours, mise en place de protocoles entre professionnels de santé, ou autres dispositions d’organisation propre aux professionnels du territoire. [4] »

La contractualisation des centres hospitaliers et de leurs services d’urgence avec les CPTS sur les soins non programmés ne saurait se contenter de voeux pieux. Elle doit porter sur des engagements concrets qui permettent :

  • aux libéraux d’accéder à une solution de prise en charge non programmée ;
  • aux établissements de santé de fluidifier et désengorger leurs services d’urgence.

L’élément déterminant en la matière sera la capacité des acteurs à contractualiser sur la base d’une réciprocité des engagements. Par exemple, l’engagement du libéral à ne pas orienter le patient aux urgences pour un patient ayant besoin d’une prise en charge hospitalière, en contrepartie de l’engagement de l’établissement à proposer une hospitalisation à très bref délai. Il peut également s’agir de protocoles de prise en charge, voire de protocoles de coopération établis en lien avec l’hôpital, qui pourraient permettre d’éviter le passage aux urgences en formant et outillant les professionnels de premier recours pour apporter une première réponse au patient.

Cette logique de réciprocité est cruciale, elle permet d’entrer dans une véritable logique gagnant-gagnant entre les professionnels de premier recours et les hospitaliers.

De nombreux établissements l’ignorent, mais parmi les missions obligatoires des CPTS (dites « missions socles ») figure celle de l’amélioration de la prise en charge des soins non programmés en ville. Cette mission conditionne une partie des financements de la CPTS, pour un montant pouvant aller de 35 000 à 70 000 € par an selon la taille de la CPTS !

Des indicateurs devront valoriser l’intensité des moyens mis en oeuvre par la communauté professionnelle pour atteindre les objectifs déclinés dans le contrat conclu avec l’assurance maladie, et mesurer l’impact des actions de la CPTS sur le territoire, sur cette mission notamment.

Or, parmi les indicateurs retenus figurent les suivants :

  • taux de passages aux urgences générales, pédiatriques et de gynécologie-obstétrique non suivis d’hospitalisation (indicateur décroissant) ;
  • part des admissions directes en hospitalisation adressées par un professionnel de santé de ville (indicateur croissant) ;
  • augmentation du nombre de consultations enregistrées dans le cadre de l’organisation de traitement et d’orientation territoriale mise en place pour prendre en charge les soins non programmés [5].

C’est dire si les CPTS sont (financièrement) intéressées au désengorgement des services d’urgence !
Obligation de résultat donc, mais liberté d’organisation et de choix dans les moyens déployés, y compris dans les modalités de la collaboration développée avec les services d’urgence.

Les urgences sont intéressées au développement de dispositifs innovants sur les soins de premier recours !

L’article L.4011-4 CSP a ouvert la voie, désormais beaucoup plus praticable, à l’élaboration de protocoles de coopération qui permettent de déroger aux règles de compétences réglementaires des professions de santé.

Ce dispositif a enfin décollé, notamment grâce à une simplification majeure de la procédure de conception et de déploiement des protocoles par les professionnels [6]. Si les services d’urgence développent des protocoles adaptés à leurs problématiques [7], ils ont tout intérêt à connaître également les protocoles déployés par les acteurs de premier recours de leur territoire, qui peuvent contribuer à diminuer le recours aux services d’urgence.

Parmi eux, on citera :

  • la « prise en charge du traumatisme en torsion de la cheville par le masseur-kinésithérapeute dans le cadre d’une structure pluriprofessionnelle » ;
  • la « prise en charge de la pollakiurie et de la brûlure mictionnelle chez la femme de 16 à 65 ans par l’infirmier diplômé d’État et le pharmacien d’officine dans le cadre d’une structure pluriprofessionnelle » ;
  • la « prise en charge de la douleur lombaire aiguë inférieure à 4 semaines par le masseur-kinésithérapeute dans le cadre d’une structure pluriprofessionnelle » ;
  • la « prise en charge de l’enfant de 12 mois à 12 ans de l’éruption cutanée vésiculeuse prurigineuse par l’infirmier diplômé d’État ou le pharmacien d’officine dans le cadre d’une structure pluriprofessionnelle ».

Pour chacun d’eux, l’un des objectifs explicitement posés du protocole est de « diminuer le recours à la permanence des soins (urgences et PDSA) », voire de « diminuer le recours aux services d’urgence ». On regrettera seulement que le protocole n’ait pas posé en miroir, comme c’est le cas pour les contrats tripartites des CPTS, un indicateur d’évaluation portant sur la baisse du nombre de passages aux urgences pour ces motifs cliniques.

Mais, globalement, ces protocoles sont un véritable outil, au service des acteurs de santé libéraux et hospitaliers, pour améliorer l’orientation des patients dans le système de santé et redonner du souffle aux services d’urgence.

Il ne s’agit là que de quelques illustrations d’une tendance de fond pour améliorer des soins de premier recours, au bénéfice indirect mais certain des services d’urgence. Les dispositifs expérimentaux ouverts par l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2018 en constituent d’autres [8]. Les services d’urgence doivent non seulement les connaître, mais utiliser tous ces leviers dans la création d’une véritable culture collaborative avec les acteurs de premier recours. Un vaste territoire à défricher !


[1] « Ma santé 2022, un engagement collectif », dossier de presse, 18 septembre 2022.

[2] Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (JO 27 janvier 2016).

[3] Instruction n° DGOS/DIR/Cnam/2019/218 du 9 octobre 2019 portant dispositions et modalités d’accompagnement à proposer aux porteurs de projets des communautés professionnelles territoriales de santé.

[4] Idem.

[5] Arrêté du 21 août 2019 portant approbation de l’accord conventionnel interprofessionnel en faveur du développement de l’exercice coordonné et du déploiement des communautés professionnelles territoriales de santé signé le 20 juin 2019.

[6] Les protocoles n’ont plus besoin d’une autorisation préalable mais sont soumis à une simple déclaration avant mise en oeuvre.

[7] Trois protocoles propres aux urgences existent actuellement :

• Évaluation du bilan radiologique requis et sa demande anticipée par l’infirmier ou l’infirmière organisateur de l’accueil (IOA), en lieu et place du médecin, pour les patients se présentant avec un traumatisme de membre dans un service d’urgence.
• Réalisation de sutures de plaies simples par un infirmier en lieu et place d’un médecin.
• Réalisation d’échoguidage pour la ponction veineuse ou pose de voie veineuse périphérique au niveau du membre supérieur ou pour la ponction radiale artérielle par un(e) infirmier(e) en lieu et place d’un médecin dans l’ensemble des services MCO notamment en structure d’urgence.

[8] « Expérimenter et innover pour mieux soigner », ministère des Solidarités et de la Santé (solidarites-sante.gouv.fr).